Marianne, 10 avril 2015

Après des siècles de déni et de résignation, la mort se trouve soudainement concernée par la prétention de maîtrise. Thanatos vient de prendre place dans la loi grâce à la médicalisation de « la fin de vie »par des actions contrôlées balançant entre assistance et euthanasie. Au même moment, la science aussi prend la mort à bras le corps et cette fois ce n’est pas l’empathie qui l’inspire mais la volonté de dépasser la condition humaine : le transhumanisme venu des Etats-Unis proclame l’ambition inédite (sauf dans les fictions) d’annuler la mort (1), comme en écho prétendument rationnel aux vieilles promesses religieuses. Mais la mort vient aussi de faire irruption avec une rare barbarie quand des fanatiques l’imposent aux personnes dont les idées ne sont pas conformes à leurs croyances. Mieux, ce fait guerrier est supposé offrir en retour le privilège pour les assassins de traverser leur propre mort pour gagner le paradis éternel.

Pourquoi cette danse macabre simultanément au chevet des malades, au sein des laboratoires et au cœur de la cité ? Comment le tabou de la mort s’est-il commué en expression de puissance, en volonté de maîtrise ? La mort ne pouvait pas échapper à la tutelle que la modernité prétend exercer sur l’ensemble des choses, comme en invalidant les différences sexuelles par les excès du « genre », en relativisant les crimes contre l’environnement avec les mirages de la géo ingénierie, en réduisant le hasard biologique par des horoscopes génétiques, ou en soumettant aux marchés les particularités de chacun grâce à des algorithmes espions… Puisque le fanatisme islamique semble résolument étranger à cette modernité, quoi de commun entre un transhumaniste fervent, oeuvrant pour un homme « augmenté »au delà des attributs naturels, et un assassin illuminé, obsédé par la victoire de sa loi surnaturelle ? Sans les confondre dans un même opprobre, on constate chez l’un et l’autre une forte dévaluation des valeurs morales. Ainsi, le technoprophète montre le plus grand mépris pour la version actuelle d’Homo sapiens en lequel il ne voit qu’une mécanique, ni solide ni fiable, que l’ordinateur saura bientôt dominer et dont l’obsolescence sera vaincue par la robotique médicale et l’ingénierie génétique. Certains courants transhumanistes envisagent même d’éliminer les réticents pour faire de la place aux nouveaux immortels. Du côté de l’intégrisme islamique, ce n’est pas seulement la moitié féminine de l’humanité mais toute l’espèce qui est honnie tant qu’elle n’obéit pas à des normes arbitraires. Par ailleurs, pour faire croire qu’ils réussiront à réduire l’humanité, par l’intelligence artificielle ou par la charia, et qu’ils parviendront à vaincre leur propre mort, tous ces prédicateurs surestiment leurs capacités à y parvenir parce qu’ils détiendraient à la fois la Vérité et des pouvoirs inédits. Selon un expert psychologue qui l’avait examiné, Amedi Coulibally, le preneur d’otages du magasin cacher de Vincennes, montrait « un sens moral très déficient (…) et une volonté de toute puissance » (2) …Il semble que ce double diagnostic convienne aussi à Ray Kurzweil, le « pape du transhumanisme » délégué à la mégalomanie de Google, ou à Kevin Warwick, l’autoproclamé «premier cyborg »parce qu’il s’est greffé dans le corps des puces électroniques. Déficience du sens moral et mégalomanie caractérisent la plupart des adeptes des courants transhumanistes qui considèrent les humains comme une « expérience ratée » et se prétendent capables d’en réviser l’évolution à force de technologies. Selon eux, l’ « augmentation » de l’homme serait même inévitable pour éviter l’apocalypse.

Ce qui réunit aussi nos marchands d’illusions, c’est la certitude de pouvoir imposer leur monde, par la force pour les fanatiques terroristes ou par la transgression pour les apôtres du posthumain. Ainsi nous, apostats ou humains archaïques, en tout cas mécréants, ne pourrions survivre (obtenir « le salut ») que par la contrainte religieuse ou la soumission technologique. Tous ces prédicateurs affirment : « There is no alternative ! », comme déjà Margaret Thatcher pour imposer le néolibéralisme, ce courant politique qui, lui aussi, exalte la puissance, même si la morale doit être lui sacrifiée dans l’arène de la compétition. Si l’extrémisme islamique semble incapable de sévir durablement car ses crimes provoquent presque partout la révolte, l’extrémisme technologique avance inexorablement, et dans la discrétion. Cela commence par la banalisation de prothèses vite indispensables (d’abord le téléphone portable), de fichages et flicages vite tolérés (grâce, entre autres périls, à la menace islamique), de surmédicalisations vite exigées (nouvelles prédictions et préventions), etc. Tout cela dans le plus grand mépris pour notre environnement puisqu’un ordinateur, machine ou humain, n’a nul besoin d’arbres ou de coccinelles, et que ces gens-là prétendent contre l’évidence (3) que les nouvelles technologies sont écologiquement neutres.

Comment nommer ensemble ces menaces de tyrannies bien différentes contre l’humanité ? Qu’il soit permis de considérer que toutes ces injonctions comminatoires, faites par des illuminés hantés par leur croyance, relèvent du fanatisme et même du terrorisme. Sans doute, l’évocation d’un terrorisme technoprophétique heurtera de nombreux lecteurs, surtout en cette sinistre période où des terroristes, armés pour tuer, font l’actualité visible. Mais il serait temps de prendre conscience des catastrophes que nous prépare l’alliance des fanatiques de la biologie synthétique, des nanotechnologies, de l’intelligence artificielle et de l’informatisation du monde (le fameux NBIC, mieux nommé BANG !) quand la secte de Silicon -Valley proclame former des activistes pour « évangéliser » la planète. On a pu lire récemment, par hasard dans la semaine qui a suivi l’exécution des journalistes de Charlie Hebdo, des mises en garde par certains leaders des recherches sur l’intelligence artificielle (4) ou sur les bidouillages du climat (5). Pourtant, ces apprentis sorciers n’ont pas appelé à un moratoire pour éviter les dangers qu’ils dénoncent, ni n’ont cessé d’y contribuer, leur alerte permettant plutôt de rassurer l’opinion quant au sérieux et à la responsabilité des futurs maîtres du monde…Il reste un peu de temps avant que nombre d’humains « téléchargent leur cerveau » pour en accroître les performances, ou se bardent de nano robots médicaux afin de survivre en éternels malades potentiels, mais, sauf sursaut résolu, tout cela devrait finir dans un désastre anthropologique. Car il serait illusoire de se rassurer en arguant que les promesses transhumanistes sont irréalisables. Avant que ses échecs soient avérés, l’entreprise prométhéenne aura bouleversé le monde, son histoire et ses cultures. Le terrorisme islamiste suscite heureusement la mobilisation et la résistance mais le terrorisme technologique est en route, avec le consentement ou la passivité de presque tous.



(1) Laurent Alexandre : La mort de la mort, JC Lattès, 2011, voir mon analyse sur ce même site Sur la mort de la mort

(2) Cité dans Libération, 10 janvier 2015

(3) Fabrice Flipo, Michelle Dobré, Marion Michot : La face cachée du numérique : l’impact environnemental des nouvelles technologies. L’échappée, 2013

(4) Le Monde

(5) ciel voilé