Les Zindigné(e)s. La vie est à nous, mars 2015.

Nous savons tous ce qu’est l’humanitude, avant même que nous connaissions un mot pour la nommer. Nous la devinions à l’occasion de quelque expérience, rare dans la vie quotidienne, des moments inoubliables partagés avec des gens qui étaient souvent des inconnus, moments graves et exaltants où l’on échange, s’écoute et imagine un autre monde. Par exemple lors d’une grande grève, ou d’une manifestation massive. Pour les seniors il faut évoquer les mouvements mythiques comme mai 68, Lip ou le Larzac, mais les plus jeunes ont pu participer à la marche enthousiaste du Parti de gauche en mai 2013 ou fréquenter les implantations des Indignés, des Zadistes ou Alternatiba. Parfois, c’est dans un cercle de discussion improvisé que la chose arrive : soudain s’impose le sentiment d’appartenance à la communauté humaine, non pas de façon formelle comme le dit l’état-civil mais par la chair et par l’esprit, parce que la chaleur des autres nous gagne et nous aide à réfléchir ensemble au monde que nous voulons. Et ce monde n’est plus celui d’un groupe particulier explorant ses intérêts étroits, il se veut partagé avec les absents, avec les étrangers, avec les générations à venir, un monde fait pour le bien de l’humanité entière, le contraire du monde néo libéral ! C’est que la magie a opéré dans ce groupe hétérogène pour ramener chacun au plus petit commun dénominateur : l’appartenance à l’espèce Homo sapiens, à ses rêves et ses difficultés, et alors sont mis en circulation tous les neurones, tous les savoirs imbibés du vécu de chacun. Pour en arriver là, il fallait que deux qualités humaines, ordinairement étrangères l’une à l’autre, se manifestent simultanément : l’intelligence collective et l’empathie. C’est ce mélange chaud et puissant que je nomme humanitude. L’humanitude n’est pas une qualité individuelle, elle ne jaillit pas d’un mouvement solitaire mais par l’émulation qui naît au sein d’un groupe en effervescence intellectuelle, morale et affective, elle est l’expression du meilleur de l’humanité et de l’intelligence partagées.

Mais pourquoi fallait-il un mot pour désigner l’humanitude et en quoi sa manifestation a t-elle un intérêt sociologique ou politique ? J’ose dire que, comme avec décroissance, nous disposons là d’un « mot obus ». Car, si les humains sont capables de manifester parfois une qualité aussi noble, émancipatrice et créatrice, pourquoi est-ce seulement parfois ? Quel gâchis d’humanité presque toujours, puisque l’humanitude demeure cachée dans les corps et les cœurs comme s’il s’agissait d’une maladie honteuse! Clairement, nos dirigeants, partout et toujours, ne font rien pour exalter l’humanitude, une menace pour les pouvoirs. L’économie capitaliste maintient les populations dans une situation d’inhumanitude mais d’autres formes de société semblent aussi y parvenir. Ainsi, même dans les sociétés dites « primitives », une certaine hiérarchie et l’attribution de rôles affectés aux divers membres pourraient freiner les manifestations d’humanitude. Cependant, je ne crois pas qu’une société, ou même un groupe particulier, pourrait vivre en état d’humanitude permanente, de même que personne n’est toujours dans la joie, l’altruisme ou la création.

Ce qui est nouveau, c’est qu’il est possible de créer ponctuellement des situations propices à la manifestation de l’humanitude, comme les conférences de citoyens. Rappelons brièvement qu’il s’agit d’un jury dont les membres, tirés au sort, représentent la plus grande diversité et n’ont aucun intérêt particulier dans le choix d’une solution au problème qui leur est soumis. A l’issue d’une formation complète et contradictoire, ces citoyens rédigeront un avis motivé faisant apparaître leurs éventuelles divergences (1). Cette proposition hautement démocratique est portée par la Fondation sciences citoyennes (FSC) sous l’appellation de convention de citoyens qui correspond à une rationalisation de la procédure afin de lui conférer la légitimité nécessaire à sa prise en compte par les élus (2). Les conférences/conventions de citoyens stimulent l’exaltation de personnes « ordinaires » qui découvrent leur capacité à maîtriser un sujet compliqué et qu’elles ignoraient il y a peu, en inventant des solutions auxquelles les experts n’avaient pas pensé ou qu’ils avaient négligé, en éprouvant la puissance du collectif pour élaborer un avis qui échappe aux mesquineries des intérêts particuliers. A cette occasion, la plupart des citoyens jubilent de se reconnaître une nouvelle identité faite de savoir, de rigueur et d’altruisme, et veulent croire que le monde pourrait être changé grâce à cette œuvre à laquelle ils participent. C’est surtout l‘humanitude qui fait l’originalité de ces procédures, grâce à la levée de la chape oppressive qui inhibait au jour le jour l’intelligence, la générosité, la volonté de savoir et décider. La conférence/convention de citoyens est ainsi l’occasion d’une rébellion paisible mais intégrale contre la domestication. Par l’acceptation d’une mission collective d’intérêt public, l’émulation naît dans ce petit groupe et éveille la conscience universaliste de ceux qui ne combattent pas pour prendre ou garder le pouvoir Ainsi se révèle le meilleur de l’humanité, ce qui donne à espérer dans les capacités humaines pour définir et réaliser de véritables changements.

Trop souvent, les militants ne comprennent pas pourquoi on solliciterait, plutôt qu’eux mêmes, des personnes qui n’ont ni savoirs spécifiques ni engagement pour définir le bien commun. C’est qu’il n’est pas possible de dire a priori quels sont, parmi tous les militants, ceux dont la parole serait conforme à l’intérêt collectif. Aussi, sauf volonté hégémonique, un discours partisan ne peut pas prétendre exclure tous les autres au moment des choix, même si les combats quotidiens des associations, syndicats ou partis sont indispensables pour préparer ces choix (3). Croire aux vertus de la citoyenneté ce n’est pas célébrer les êtres humains en l’état où les a placés la société, c’est ne pas douter qu’un citoyen sommeille en chacun et s’efforcer de l’éveiller. Parce que les gens qui peuplent nos sociétés sont rarement des citoyens admirables : souvent lâches, bêtes et égoïstes, la plupart ne sont que la forme inhibée d’homo sapiens comme la chenille rampante contient le papillon. Permettre la métamorphose jusqu’à l’humanitude, même dans un bref échantillon, c’est constater que l’imago vaut mieux que la larve et qu’il peut s’épanouir chez le plombier ou la ménagère, le bourgeois ou le travailleur précaire, l’apolitique ou l’électeur de droite. Si les êtres humains ne sont pas ce qu’ils paraissent, s’ils peuvent plus et mieux, il faut s’indigner de la dérision qui fait nommer démocratie un mode d’administration du monde qui ignore (qui craint ?) ce supplément d’âme et d’intelligence, qui parque les humains dans un troupeau existentiel n’accédant à la vraie liberté que par des lucarnes intermittentes. La démocratie ne peut se suffire de l’exécution des pulsions de l’humain inachevé. Or, nos systèmes politiques entretiennent cette illusion grâce à l’aliénation des majorités à coups de sondages, de débats publics ou d’élections, en s’adressant toujours à la part la plus médiocre de l’humain. Le discours biologisant sur la « lutte pour la vie », et sa version néo libérale d’ « économie compétitive » qui soutient la pensée politique hégémonique, ne répondent plus (ne répondent pas) à la crise dramatique de nos sociétés et de leur rapport à la nature. Des concepts souvent estimés vieillots comme l’altruisme, l’empathie ou la solidarité, doivent sortir de la boîte moralisatrice où ils étaient confinés pour devenir forces de proposition à travers la culture de l’humanitude. Il me semble que c’est dans ce sens que Darwin avait postulé un « effet réversif » de la sélection : au delà des caractères biologiques avantageux pour l’espèce, l’évolution a sélectionné chez l’homme les vertus morales, ainsi "une"sympathie" altruiste et solidaire dont les deux principaux effets sont la protection des faibles et la reconnaissance indéfiniment extensible de l'autre comme semblable" (4).

Et l’évolution créa l’humanitude ! Il reste à s’en servir.

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(1) Rubrique Démocratie

(2) L'encyclopédie du développement durable

(3) Recherche et innovation : pour une évaluation par les citoyens

(4) Patrick Tort : l’Effet Darwin, Seuil, 2008