Recherche et innovation : pour une évaluation par les citoyens
ECOREV, 2008
Comme le rappelle ici Christophe Bonneuil, la Fondation sciences citoyennes (FSC) a tiré certaines leçons de l’évolution de la recherche scientifique depuis un demi siècle. Nous avons voulu répondre à la prise en main de l’appareil de recherche par des lobbies techno-industriels, avec pour conséquences la polarisation des moyens sur des innovations rentables à court terme aussi bien que la mise en danger des hommes et de l’environnement par la dissémination de technologies aux effets insuffisamment éprouvés. Cette situation semble s’aggraver malgré les résolutions du Grenelle de l’environnement, démontrant que le rassemblement des bonnes volontés est impuissant face aux exigences mercantiles de la technoscience. Comment aurait-il pu en être autrement puisque les règles du jeu n’étaient pas affichées et que nulle obligation n’engageait le pouvoir à respecter les résultats de la réflexion qu’il avait lui-même commanditée ? Dans le domaine des technosciences le positionnement démocratique est mort-né comme ailleurs s’il vient heurter des intérêts matériels particuliers mais il est aussi refusé pour des raisons idéologiques s’il prétend s’opposer ou seulement encadrer la « marche en avant du progrès ». Alors, les citoyens de bon sens deviennent des « obscurantistes » ou même des « ayatollahs » aux yeux de l’Académie des sciences (cette institution qui s’est trompé sur presque tout mais sans jamais montrer l’humilité de l’autocritique), aux yeux de la plupart des chercheurs qui croient « sauver la recherche » en posant des panneaux « chasse gardée » devant les labos, et aux yeux de nombreux médias asservis par les conflits d’intérêts ou par une naïveté rétro, ou par les deux !
Dans ces conditions, on peut être tenté de résister violemment, comme le proposent certains citoyens exaspérés ( tels ces militants situationnistes du « groupe Oblomoff » qui estiment qu’ « il faut mettre le feu aux labos »). Ou alors il faut changer les règles du jeu en proposant un protocole exemplaire pour que les citoyens avisent , ce qui permettrait en retour d’exiger que leurs avis soient réellement pris en compte par le pouvoir. C’est le choix qu’a fait la FSC . Car ici est le paradoxe du progrès : contrairement aux promesses (et aux croyances), les avancées de la technoscience ont placé l’humanité devant des incertitudes croissantes ce qui justifie le recours aux « forums hybrides » rassemblant divers acteurs de la société dont des citoyens.
A la recherche d’un protocole exemplaire
Depuis l’avènement de la République il est convenu que les gouvernants sont les mandataires du peuple (Condorcet). Une contradiction que rencontrent les essais de démocratie, outre leur reconnaissance par les dirigeants, est de parvenir à connaître précisément les choix des citoyens en privilégiant les avis éclairés par rapport aux opinions instinctives ou conditionnées. Aussi le problème est-il à la fois de rechercher l’avis de tous (y compris les dissensions) et de ne le valider que s’il procède d’une information complète et contradictoire, condition d’autant plus importante quand on traite de problèmes scientifiques ou techniques, lesquels exigent un éclairage spécifique. Il est clair que le référendum n’est ici guère mieux indiqué que le sondage d’opinion. Il n’est pas possible de procéder souvent à un référendum, ni surtout d’obliger toutes les personnes consultées à faire l’effort d’une formation avant de prétendre choisir. Alors le sondage d’opinion devient la méthode paresseuse (et scandaleusement contraire à l’objectif démocratique) pour prétendre savoir ce que souhaite la population. Cette carence méthodologique est tellement grossière qu’elle encourage d’autres approches qui se parent de mots fétiches : « débat », « délibération », « consultation », participation »,… pour déguiser leur fonction de leurre démocratique. Puisqu’il est aujourd’hui convenu que l’avis des personnes doit être précédé d’une information capable de les éclairer, divers groupes (politiques, administratifs, économiques,…) se sont emparés de procédures potentiellement démocratiques dont ils galvaudent la méthodologie, parfois dans le but d’obtenir le résultat qu’ils escomptaient. Les « débats publics » sont décorés en « débats citoyens »sans que les pouvoirs n’assument les conclusions de ces cérémonies-défouloirs dont l’industrie a compris tout l’intérêt. Ainsi s’est tenu en 2005 une « conférence de citoyens » organisée par GlaxoSmithKline sur le thème « face aux risques, quel avenir pour le médicament ? » et en janvier 2008 une « Consultation citoyenne » sur « le captage et le stockage du CO2 » réalisée par Greenfacts, un lobby lancé par « une quarantaine de grandes entreprises (…) pour mieux prendre en compte l’environnement dans leurs décisions stratégiques… ». Dans cette démocratie bidon ,mais bonne pour l’image, les méthodes utilisées pour le recrutement des citoyens ou leur formation, voire les deux, laissent à désirer, si bien que les conclusions n’ont pas de réelle validité.
Malgré plus d’une centaine d’expériences mondiales depuis 20 ans aucune de ces procédures aux appellations variées, mais comprenant toutes une certaine formation des participants, ne correspond à une méthodologie précisément décrite et validée, même au Danemark qui en fut l’initiateur. C’est ce qui a amené la FSC a sollicité un contrat PICRI pour, en association avec 3 laboratoires universitaires , procéder à l’analyse critique de ces expériences et en tirer quelques leçons. Finalement nous avons voulu rédiger un projet de loi afin d’inscrire dans la Constitution la procédure définie de « convention de citoyens », un terme choisi pour éviter la confusion avec les galvaudages démocratiques commis ici ou là.
La convention de citoyens
Il s’agissait donc de construire, à partir des savoirs juridique et sociologique sur les expériences de participation, une méthodologie pour que des gens ordinaires puissent faire valoir leurs opinions auprès des élus afin que, armés de cet outil , ceux-ci puissent apprécier toutes les facettes d’une innovation avant d’en promouvoir l’usage.
Il est utopique de croire que tous les citoyens souhaitent ou puissent accéder pleinement à une information de qualité sur les innovations.Nous avons défini un cadre procédural pour aider au choix libre et éclairé d’un groupe de citoyens, choisis selon une méthode rigoureuse et transparente, et pour que leurs orientations soient exprimées dans les meilleures conditions possibles quant à la qualité de l’information reçue (objective, complète…) et à celle de la réflexion (maturation des savoirs, échanges, …). On se devait de décrire la procédure dite de convention de citoyens assez précisément pour fournir les principes de son encadrement mais sans rigidité pour ménager son évolution et son adaptation à des contextes variés. La convention de citoyens combine une formation préalable (où les citoyens étudient) avec une intervention active (où les citoyens interrogent) et un positionnement collectif (où les citoyens discutent en interne puis avisent).
Selon notre projet de loi la sélection d’une quinzaine de citoyens, profanes par rapport au sujet en délibération et dénués de conflit d’intérêts, est effectuée au hasard mais en assurant une grande diversité (sexe, âge, catégorie socioprofessionnelle, région d’origine, sensibilité politique,…). L’objectivité de la procédure est recherchée par cet échantillonnage, par une formation assurée hors de toute influence (anonymat des citoyens) et par le consensus obtenu sur le programme de formation, au sein d’un comité de pilotage riche d’opinions diverses.
La première session de formation présente aux citoyens les connaissances disponibles, de la façon la plus neutre possible. Puis, une seconde session présente la question en termes d’enjeux contradictoires. Un facilitateur (type psychosociologue), engagé par le comité, seul interlocuteur permanent du groupe, assure le lien entre les citoyens et le comité de pilotage, sans intervenir dans l’objet du débat. Après cette formation, les citoyens décident eux-mêmes du contenu d’un débat public qu’ils vont convoquer (questions à traiter et personnes à interroger). Finalement, ils délibèrent pour établir leurs recommandations, en rédigeant d’éventuelles opinions dissidentes. Ces recommandations sont publiques et font l’objet d’un débat parlementaire avec vote d’une résolution où toute divergence des élus avec les recommandations des citoyens devra être motivée.Toute la procédure doit être filmée, à l’exception des moments de délibération, les films étant accessibles au public. De plus, toute convention de citoyens fait l’objet d’une évaluation par deux experts désignés par le comité d’organisation.
Soulignons ici quatre points importants
1) Le statut de la structure organisatrice
Afin d’impliquer une instance nationale représentative de la société civile, et d’assurer une permanence organisatrice, nous proposons d’instituer, au sein du Conseil Economique et Social (CES), une dixième section où prendrait place la « Maison des conventions de citoyens (CdC) ». Rappelons que, lors du Grenelle, il fut proposé que le CES devienne le « chef d’orchestre de la démocratie de proximité » . La Maison des CdC recevrait les propositions de conventions, à l’initiative du Premier ministre, du Parlement, des citoyens par une pétition, ou du CES.
Pour assurer le respect de la procédure, la Maison des CdC met en place un comité d’organisation, composé de ses membres et de personnalités qualifiées, lequel lance un appel d’offres pour l’organisation matérielle de la Convention , nomme le comité de pilotage, et publie des cahiers d’acteurs présentés par toute personne physique ou morale.
2) La neutralité construite du comité de pilotage
Le comité de pilotage comprend des spécialistes de la question posée représentant le pluralisme des opinions sur la question débattue et prend ses décisions par consensus. Il établit le programme de formation des citoyens, reçoit les cahiers d’acteurs, et distribue une documentation comprenant les positions contradictoires dans cette controverse. C’est ce consensus réalisé entre experts d’opinions variées (dont éventuellement des représentants associatifs) qui garantit l’objectivité de la formation., renforcée par l’absence de pressions extérieures (les citoyens demeurent anonymes jusqu’à la séance publique où ils finalisent leurs avis).
3) la qualification des citoyens qui aviseront, une question cruciale étant celle de la « représentativité» de ces personnes. Le but de la sélection du panel à partir du groupe tiré au sort est seulement d’assurer la diversité des participants car, même profane (dans une spécialité), le citoyen n’est jamais vierge (de la vie).
Tous les observateurs de telles conférences se sont étonnés de la capacité de citoyens candides à délibérer sur des sujets complexes, à apporter une vision dégagée des enjeux seulement locaux et immédiats, à proposer des solutions de bon sens souvent ignorées par les spécialistes, et à retenir des solutions, suggérées ou non par les experts, mais rarement entendues des instances politiques. Ainsi est battue en brèche l’hypothèse d’un “ public irrationnel ” qui serait incapable d’apprécier les effets réels de la technoscience. Il reste que de tels “ panels ” ne sont pas composés de n’importe qui : seulement une personne sollicitée sur trois environ accepte de consacrer plusieurs week-ends au bien commun sans en retirer aucun bénéfice matériel. Des super-citoyens donc, mais seulement par leur démonstration de civisme, ce qu’on ne saurait considérer comme un biais qu’en confondant démocratie avec populisme. Croire aux vertus de la citoyenneté ce n’est pas célébrer les êtres humains en l’état où les a placés la société, c’est ne pas douter qu’un citoyen sommeille en chacun et s’efforcer de l’éveiller, c’est « faire du gogo un citoyen »
Par ailleurs le tirage au sort pour investir ces citoyens est renouvelé à l’occasion de chaque procédure, évitant ainsi l’usure des enthousiasmes autant que les compromissions…
4) enfin l’acquisition critique de connaissances
La plupart des pratiques consultatives ne sont pas précédées d’une formation spécifique des acteurs (ex : sondage d’opinion, groupes de discussion =« focus groups ») même si certaines comportent des discussions avec des experts (jury citoyens). S’agissant de problèmes complexes comme la technoscience, il faut compter avec la compréhension des techniques et de leurs enjeux mais aussi avec les manipulations, ou seulement l’ascendant des experts.
Une formation suffisante est la condition même du choix éclairé sans lequel la démocratie serait usurpée. Dés que les profanes sont devenus citoyens éclairés, qui ont dégagé du temps pour réfléchir à une question, ils disposent de deux prérogatives exceptionnelles : celle d’interroger au fond des personnalités choisies par eux-mêmes afin de compléter et d’assurer leurs opinions, et celle d’échanger entre eux afin d’enrichir et de confronter leurs convictions. Le prix à payer pour cette performance démocratique est de réduire l’exercice à un échantillon plutôt que l’appliquer à la population entière. La convention de citoyens est ainsi la mise en pratique “ en milieu confiné ” de la vieille utopie d’une éducation et d’une délibération exhaustives et généralisées.
Cette procédure combine une existence ponctuelle, la réelle égalité et l’indépendance des acteurs, et leur accès à des informations complètes et contradictoires. D’ailleurs, plutôt qu’une « formation », nous préférons viser l’acquisition de connaissances et de leur analyse critique (place de la controverse).
De l’avis à la décision politique
C’est seulement au prix de sa rationalisation que la procédure peut gagner en crédibilité, condition nécessaire à sa prise en compte politique. Sans créer d’obligation juridique pour les élus (ce qui serait contraire à la démocratie représentative) on peut imposer des mécanismes d’obligation de réponse, de dialogue, et de motivation explicite des décisions contraires aux recommandations. Notons que toutes ces recommandations ne font pas forcément l’unanimité du panel d’une CdC (la dénomination « conférence de consensus » a induit cette fausse obligation) et que les élus auront à tenir compte aussi de la diversité des avis exprimés sur différents points.
Il faut souligner que, pourvu qu’elles soient médiatisées, les conventions de citoyens, permettent d’informer au mieux la population, d’élever son niveau de compétence et qu’elles sont aussi susceptibles de rétablir la confiance vis à vis des scientifiques et de leurs propositions.
Un enjeu pour la recherche
Actuellement les sciences et les techniques échappent largement non seulement aux tentatives de démocratie participative, mais aussi à la démocratie représentative, au profit de structures expertales ne répondant pas à des procédures institutionnalisées. Si bien que les technosciences connaissent une double crise, celle de la démocratie en général et aussi celle de la démocratie technique. Ce déficit démocratique s’ajoutant aux incertitudes créées, les citoyens eux-mêmes deviennent les mieux habilités pour choisir leur avenir.
Outre les actions en aval, qui concernent surtout la dissémination des innovations controversées, la production scientifique en amont devrait aussi être soumise à des conventions de citoyens. Les conventions de citoyens conviendraient parfaitement au souci de démocratisation des choix scientifiques et techniques : par exemple, une telle procédure, couplée à une loi d’orientation, serait organisée tous les cinq ans pour dégager les priorités nationales de recherche et d’innovation.
Bien sûr, le recours aux conventions de citoyens dans la recherche doit être accompagné d’autres « réformes » (un terme aujourd’hui très galvaudé qui prend ici toute sa place…) comme la représentation paritaire des acteurs associatifs dans toutes les instances de pilotage de la recherche, le contrôle des conflits d’intérêts des experts,… Ainsi la FSC estime nécessaire la création d’une Haute Autorité de la déontologie, de la transparence et de la qualité de l’expertise.
Jacques Testart, président de la FSC