Des Conférences de Citoyens organisées par le Comité national d’éthique ?
A propos de la proposition de loi Leonetti, fevrier 2010
Les Etats-Généraux de la bioéthique (EGBE) en 2009 ont préparé la révision des lois de bioéthique, prévue pour 2010. Ils ont comporté plusieurs procédures dont 3 conférences de citoyens (CdC), à Rennes, Marseille et Strasbourg. Comme déjà exposé (Les états généraux de la bioéthique : un leurre démocratique ?), j'ai participé à la CdC organisée à Marseille sur les thèmes du DPI (diagnostic préimplantatoire, pratiqué sur les embryons fécondés in vitro) et de la recherche sur l’embryon. Ce débat était loin d'une conférence de citoyens (CdC) telle que nous l'avons définie dans le projet de loi élaboré par la Fondation sciences citoyennes (FSC), à l'issue d'un travail multidisciplinaire de 3 ans et de l'analyse des expériences mondiales (Des conventions de citoyens pour la démocratie). Il existe de nombreuses différences entre la procédure utilisée pour ces trois forums et celle proposée par la FSC. Elles concernent surtout la formation préalable donnée au panel de citoyens tirés au sort pour participer à ces débats publics, et donc aussi la nature du Comité de pilotage qui définit cette formation. Ce Comité était composé de personnalités non impliquées dans les controverses sur les thèmes de ces forums. Un tel choix suppose que le savoir est objectif et que la réunion d'experts (ou de personnes compétentes) est par nature fondatrice de la Vérité autant que du Bien public. Au contraire, notre proposition de loi institue la controverse comme un moyen de parvenir à l'objectivité. Nous préconisons un Comité de pilotage composé de 2 spécialistes du débat public et de 4 à 6 spécialistes de la question, « choisis afin de représenter l’essentiel du pluralisme disciplinaire et du pluralisme des opinions sur la question débattue ». Les décisions du Comité étant prises par consensus, c'est la présence délibérée des contradictions en son sein qui permet de rechercher l'objectivité du programme de formation des citoyens. Il en découle que la formation doit « développer le sens critique des citoyens par l'exposé des controverses et de la diversité des points de vue » et que « l'acquisition critique des connaissances s'organise en alternant rencontres avec les formateurs et débats entre les citoyens ». Il appartient aussi au Comité de pilotage de recueillir et distribuer des « cahiers d'acteurs émis par toutes les personnes physiques ou morales désireuses d¹en produire », et c'est seulement la diversité des convictions au sein du Comité qui permet de choisir équitablement les documents à distribuer au panel de citoyens, pour leur donner « une présentation des positions contradictoires dans la controverse en cause ». La volonté délibérée d’écarter la controverse de la formation et de la réserver pour le débat public a eu pour conséquence de ne faire découvrir la réalité des positions des "experts" qu'au dernier moment, juste avant la rédaction du rapport final par le panel, court-circuitant ainsi la nécessaire maturation des avis des citoyens que permet la discussion interne au panel. Leur surprise était évidente quand j'ai évoqué l'avenir eugénique prévisible du DPI, et aussi la non justification des recherches sur l'embryon humain avant que des résultats probants soient obtenus chez l'animal... Comme dans les autres CdC récentes, les organisateurs choisissent de faire sous-traiter l’ensemble de la procédure par des entreprises privées ”( SOFRES, IFOP, Res Publica,...)
Conséquences déjà visibles: le minimum de temps de formation des citoyens ( parfois un seul WE), l’évitement du contradictoire (formation supposée “neutre”), les arrangements avec le tirage au sort (recrutement de “citoyens” déjà identifiés), l’accès des formateurs/organisateurs au panel en dehors des moments d’intervention (pressions possibles de porteurs d’intérêts, je l’ai vécu en CdC bioéthique), le rôle important donné à l’animateur “maison” (y compris dans la rédaction des avis),...Tout ceci est détestable mais possible parce qu’il n’y a pas de protocole précis (contrairement à notre projet de loi) et que les nouveaux « spécialistes » de la “démocratie participative » recherchent à la fois l’économie de moyens et l’absence de conflits.Il est clair que le « marché » de la démocratie participative ne peut prospérer que si les résultats sont tolérables… Seule la rigueur du protocole peut justifier la prise en compte des avis de ces instances par les politiques. Sans véritable traduction législative, les CdC, forums, débats publics, etc... ne peuvent constituer que des exutoires, voire des leurres démocratiques
Juste après les EGBE dont il assumait la présidence, le député Jean Léonetti a proposé le 3 février 2010 que des débats publics, comprenant des CdC , soient dorénavant organisés par le Comité national d’éthique (CCNE) pour apporter aux élus les avis de la société sur ces problèmes ((http://www.assemblee-nationale.fr/13/dossiers/debat_ethique.asp).
Ci-dessous les principaux points discutés à cette occasion à l’Assemblée Nationale (Mes remarques et critiques figurent dans les notes)
On peut relever quelques arguments en défense des CdC exprimés par J Léonetti le 3 et le 16 février (examen des amendements): « Bien entendu cet avis ne lie pas le législateur …/Demander l’avis du peuple est peut-être une contrainte pour le législateur, qui ne pourra pas ne pas en tenir compte, mais ne constitue pas un verrou aux réformes…(1)/Le diagnostic de l’expert ne vaut pas la décision politique et ne peut en aucun cas se substituer à elle…dans de nombreux domaines, les avis des spécialistes sont contradictoires et leurs conclusions démenties dans les faits (allusion à la crise économique)» / « les citoyens sont tirés au sort et préalablement formés de manière neutre et indépendante »(2)/ « Si nous avions voulu que le débat public soit obligatoire sur tous les problèmes éthiques et de société, il aurait fallu en définir précisément le champ dans la loi. Nous avons préféré donner au CCNE l’initiative d’organiser ce débat… » (3)
Des réserves ont été exprimées le 16 février par plusieurs députés ), surtout de l’opposition
-Sur le bilan des EGBE : l’IFOP avait constitué les panels des CdC , « or cet institut de sondage a refusé de détailler précisément, clairement et en toute transparence la procédure qui a guidé le choix du panel… » (4) Les EGBE « ont débouché sur un rapport constatant l’accord du public sollicité avec les orientations portées par le gouvernement et déjà expertisées par un Conseil d’Etat convaincu qu’il ne faut toucher à rien… »(5)
-Sur les prérogatives des élus : « ne pas priver le législateur de toute capacité d’initiative » au profit du CCNE ; le CCNE doit présenter son rapport à l’Office parlementaire (OPCEST), d’où l’amendement de Léonetti pour que « le législateur reçoive les comptes-rendus des débats par le biais de l’OPCEST , et sa décision restera libre et éclairée »(6)
-Sur le pouvoir du CCNE : « ».. sous couvert de démocratie participative, le débat organisé à l’initiative du CCNE sera quelque peu tronqué « comment le CCNE peut-il à la fois donner un avis indépendant et animer le débat public ? » (7) . L’initiative du débat doit revenir au Parlement plutôt qu’au CCNE ». « il faut que les commissions parlementaires compétentes ainsi que l’OPCEST soient consultés avant l’organisation des débats publics »(8)
-Sur le rationnel des CdC : « comment choisir les citoyens ? comment les former ? comment faire accepter leurs avis ?...L’autogestion est irréalisable… » (9) / « Comment s’assurer qu’un panel de citoyens formés en 2 week-end puisse faire face à des experts ? »(10) /« Eviter qu’une minorité active cherche à confisquer le débat ou à le bloquer… » (11) / Quelle représentation « de la société dans sa diversité ?»(11) / C’est « une illusion que l’avis d’un « panel » de citoyens pourrait sérieusement éclairer la représentation nationale après que les dits citoyens aient bénéficié d’une « formation » qui ne pourra être que sommaire… » (12) / « Quelle différence entre les Etats Généraux eux-mêmes et les CdC ?... Prévoir tout simplement que les Etats Généraux réunissent des citoyens… »(13) /« La neutralité est inatteignable… » (14)
-Sur la proposition Léonetti: c’est « un exercice d’experts légèrement mâtiné de participation citoyenne » « pourquoi cette précipitation ? » (15) il faut « éviter un recours trop systématique au débat public quand les positions sont figées car cela ne ferait qu’accroître les dissensions » (16)(exemple du débat nano) « sous couvert de démocratie participative on va étouffer les véritables débats…c’est un alibi de la majorité pour accélérer le débat parlementaire (17)…le législateur ne pourrait qu’avaliser les conclusions du débat extérieur… »
Finalement la proposition adoptée et soumise au sénat est :
Art 1 Tout projet de réforme sur les problèmes éthiques.. .peut être précédé d ‘un débat public sous forme d’Etats Généraux. Ceux-ci sont organisés par le CCNE après consultation des commissions et de l’OPCEST. A la suite du débat, le CCNE établit un rapport pour l’OPCEST qui procède à son évaluation (18).
Art 2 Les Etats Généraux comprennent en particulier des conférences de citoyens choisis de manière à représenter la société dans sa diversité. Après avoir reçu une formation préalable, ceux-ci débattent et rédigent un avis ainsi que des recommandations qui sont rendus publics (19).
(1) ce point est très sensible, les parlementaires craignant, à tort, d’être affaiblis par l’expression des avis citoyens
(2) cette « neutralité » de la formation, qui était déjà vantée dans les EGBE de 2009 est évidemment illusoire et catastrophique (La citoyenneté pour de vrai )
(3) pas clair ! c’est une réponse à la crainte des députés d’être débordés par le CCNE mais le projet final redonne l’initiative au Parlement…
(4) info inédite ! L’IFOP a vraisemblablement recruté (par commodité) des professionnels des entretiens, comme pour la CdC sur les ondes (Ville de Paris, 2009)
(5) c’est effectivement à quoi conduit la formation « neutre » encore proposée ici
(6) un filtre sera donc posé entre le compte-rendu du CCNE et le débat parlementaire…
(7) remarque assez pertinente
(8) c’est donc aussi en amont que le Parlement veut contrôler la « démocratie participative »
(9) de nombreuses réactions analogues montrent l’absence de culture des parlementaires sur le sujet mais aussi leur défense du système…
(10) idem, genre brève de comptoir au bistrot de l’Assemblée…
(11) souvenir du débat « nano » mais quelle confusion entre les procédures ! et quelle ignorance des expériences internationales !
(12) c’est comme si les parlementaires, dont la formation technique est bien plus « sommaire » que celle des citoyens de CdC , possédaient un gène du savoir inné qui leur permettrait de bien décider
(13) encore la frousse que naisse une véritable procédure où le peuple pourrait exprimer ses choix
(14) enfin une remarque pertinente !c’est pourquoi il faut rechercher l’expression des contradictions !
(15) cet argument a été ressassé comme un mot d’ordre, surtout par l’opposition. Il serait donc « précipité »de demander aux gens d’avoir prise sur leur destin ?
(16) ainsi le débat public ne vaut que si tout le monde est déjà en accord !
(17) pas compris cette allusion
(18) donc les parlementaires choisiront les thèmes à faire débattre (de quoi ont-ils peur ?)puis ils choisiront parmi les avis exprimés ceux qui méritent débat à l’Assemblée…
(19) Rien sur la procédure ! un seul point positif : on sera en droit de connaître les avis exprimés par les CdC
EN CONCLUSION
On devrait se réjouir de la prise en compte législative des CdC, pour lesquelles la FSC a rédigé et publié une proposition de loi depuis plus de deux années…Le thème de la bioéthique peut être favorable pour cet essai (lequel devrait ultérieurement s’appliquer à la gestion de la technoscience en général) pour deux raisons : 1) les différences d’opinions des parlementaires (et des citoyens en général) ne recoupent pas les clivages politiques ; 2) les innovations en bioéthique ne sont pas aussi marquées par le marché économique que les autres innovations (ce qui peut expliquer le point précédent…)
Cette nouvelle fonction donnée au CCNE peut avoir 2 buts :1) en finir avec l’obligation légale de réviser les lois de bioéthique tous les 5 ans puisque les EGBE constitueraient une veille permanente ; 2)donner une carotte au CCNE dont le rôle est très diminué depuis l’importance prépondérante accordée à l’Agence de la biomédecine. Il reste que le CCNE n’a pas de compétence particulière pour cette nouvelle fonction et pourrait se trouver en conflit d’intérêts puisqu’il est amené à formuler lui-même des avis, lesquels pourraient être en contradictions avec ceux exprimés dans les CdC (à moins que le projet vise aussi à supprimer la fonction d’élaboration du CCNE ?...)
La méfiance des élus(de tous bords) devant la menace de demandes exprimée par le peuple doit être justifiée par leur méconnaissance quasi absolue des pratiques de démocratie participative, en particulier dans les pays scandinaves. Elle amène les députés à vouloir contrôler en amont les thèmes que les citoyens pourront débattre, puis à éviter l’expression d’experts non conformes et enfin à poser un filtre entre les avis et le débat parlementaire …C’est à dire à priver la « participation » de toute vertu démocratique.
Surtout, ce texte n’est aucunement une avancée puisque la procédure n’est pas décrite, même grossièrement… ce qui permettra de neutraliser les demandes de véritables CdC comme celles que nous souhaitons (Sciences Citoyennes) et de confirmer la fonction de leurre démocratique des propositions de plus en plus fréquentes pour la « participation » des citoyens aux choix de société…