Le Sarkophage, 16 janvier 2010

Inutile de resservir la liste des périls qui menacent l’homme et sa planète. Cette énumération des degrés en trop, de l’eau qui monte, des espèces qui disparaissent, etc…est très bien faite par Nicolas Hulot, Jean-Louis Borloo, et désormais par tous les médias. C’est sûrement qu’il se passe quelque chose de dramatique sur la planète-Terre ! Mais le spectacle d’un monde ainsi défait, profitable à tous les Artus Bertrand, finit par épuiser l’intelligence.
Nous sommes confrontés, pourquoi ne pas dire acculés, à ce que certains nomment des crises, d’autres des murs, ou encore l’effondrement (1). La crise est souvent réversible, ce qui en fait un moindre mal pour les coupables ! et l’effondrement peut annoncer une remontée, mais vraisemblablement vers les mêmes réalités…, ou alors il signifie la mort ! Quant au mur, il est parfois franchissable… pourvu qu’on ne s’y écrase pas. Les périls de l’époque, partout évoqués, sont inédits de nature et d‘ampleur, ils sont aussi généralisés et pour certains déjà inévitables et ils semblent bien conduire à des murs. Mais, si on admet l’hypothèse qu’on survivra, la question qui surgit est : Y a t-il quelque chose derrière le mur ? Derrière le mur de l’économie capitaliste et de la compétition néolibérale, il peut y avoir un autre monde à jouir dont il faudrait s’emparer sans rien regretter. Mais derrière le mur de la biodiversité perdue, des climats agressifs et destructeurs, des épidémies et des famines attendues, on ne peut rien espérer de bon pour l’humanité et sa planète. Et la question se pose amèrement de savoir comment on en est arrivés là. Si on va dans le mur c’est parce qu’on a refusé de poser des limites, lesquelles sont des murs civilisés que l’homme peut construire pour éviter d’affronter les murs sans pitié qu’imposent les éléments naturels. La limite serait une mesure préventive, de précaution, mais on la repousse sans cesse vers le mur fatal, toujours plus loin parce qu’on ne croît pas à la catastrophe que figure ce mur ( comme le dit JP Dupuy) et/ou parce qu’on veut jouir au maximum, jusqu’au pied du mur. Par exemple le mur des espèces qui n’est pas mis à mal seulement par les OGM . Outre la « barrière naturelle », dans l’ordre biologique, il existe aussi une séparation culturelle entre l’humanité et le reste du monde vivant. Mais, avec la gestation pour autrui (GPA) ou les donneurs de gamètes anonymisés, on applique à l’humanité des technologies vétérinaires ; avec l’exigence de recherche sur l’embryon humain avant même des essais concluants chez l ‘animal, ou, comble de l’instrumentation, avec des embryons humains spécifiquement conçus pour servir d’objets manipulables, on va au plus vite et au plus gratifiant sans aucun respect pour notre espèce; avec le tri génétique des embryons on s’apprête à façonner l’humanité dans l’œuf comme on a sélectionné les bêtes…. Plus fort encore , avec les cyborgs on nous promet le comble d’une rupture anthropologique : des hybrides combinant l’homme avec l’animal mais aussi avec la machine … Nous ne sommes plus là dans la crise mais au moins dans l’effondrement car la disparition de valeurs communes à toute l’humanité sous la pression du modernisme mercantile est vraisemblablement définitive A l’issue de cette disparition, quels repères nouveaux permettraient de faire survivre l’humanité de l’homme ?

leurres

Les périls sont incontestables mais la machine qui les a produits fait tout pour continuer à tourner, à grossir, à saccager… parce qu’elle ne sait pas faire autre chose. Alors elle protège son mouvement criminel en agitant des leurres. Ainsi le développement prétendument durable qui propose des mesures placebo dont les politiques ne retiennent que celles qui ne coûtent rien… ou qui rapportent. Le principe « donnant-donnant » de Ségolène est adopté par Sarko-Borloo, comme si on pouvait générer une économie à coût nul pour sortir de la merde où on s’est mis jusqu’au cou.. Comme si la « taxe pollueur » ne servait pas d’abord les pollueurs afin qu’ils continuent à polluer en bonne conscience. Le leurre est devenu une pratique de gouvernement et promeut des cérémonies cathartiques pour ne rien changer tout en promettant d’écouter le peuple , de consultations en débats publics, en passant par Grenelle… Les leurres se doublent du camouflage que permettent les murs physiques érigés pour protéger les populations nanties de leurs voisins misérables : entre Etats-Unis et Mexique, Israël et Palestine, Inde et Bangladesh,… mais aussi entre résidences de luxe et cités populaires. On construit aussi des murs économiques en avalisant des quotas de pollution proportionnels à la richesse des populations ou en achetant leur terre nourricière aux pays de famine afin d’y produire de quoi nourrir les riches et leurs bagnoles. Les possédants ont récemment franchi le mur de l’indécence : après des siècles de domination des peuples par des cascades de rois et empereurs, la République avait imposé la modération aux puissants, au moins en apparence. Désormais la droite se veut décomplexée, elle revendique l’exploitation des pauvres pour gaver les riches, accule les chômeurs et les malades à la misère, les salariés au suicide, afin d’ enrichir les banques et les boursicoteurs.

Principe d’irresponsabilité

L’optimisme irresponsable est le moyen de choix pour leurrer les individus inquiets. Exemple dans un article sur les centrales solaires au Sahara : Le Monde (14 juillet 09) cite « les experts de Siemens » lesquels déclarent qu’« une surface de 300 km2 au Sahara, équipée de miroirs paraboliques, suffirait théoriquement à couvrir les besoins en énergie de la planète entière ». Dommage qu’on soit si peu performants pour stocker et distribuer l’énergie électrique… et que le journal ne le dise pas ! Optimisme encore quand, sur France inter, deux participantes au Grenelle de la mer (dont Isabelle Autissier) s’interrogent sur les suites de cet exercice à prétention démocratique…et conviennent en chœur, malgré leurs inquiétudes réitérées tout au long de l’émission:« je suis optimiste ! », et le répètent plusieurs fois comme pour se convaincre… Puis l’une explique que « si on est pessimiste on va dans le mur ! ». Comme si ne pas partager l’optimisme des imbéciles ou des lâches signifiait qu’on ne souhaite pas des solutions, comme si être optimiste effaçait les réalités…comme si le mur ne guettait pas aussi les inconscients ! L’optimisme se nourrit du prométhéisme et propose (ou espère) des solutions techniques toujours innovantes, en écho au médecin et éthicien Jean Bernard qui disait dans les années 1980 que « la science trouve toujours des moyens pour réparer ses erreurs »…. Plutôt qu’analyser le comportement, assassin et suicidaire à la fois, de l’homme sur sa planète, on entend affirmer stupidement que « le risque 0 n’existe pas ! », ritournelle de ceux qui veulent rassurer pour engager l’humanité dans des risques non nuls…« N’ayez pas peur ! » lançait récemment un pape , injonction qui conduit à refuser l’examen critique des situations imposées par la technoscience. Dites nous professeur Allègre, comment reconstituer la calotte glaciaire ou les forêts primitives ? Comment ressusciter un papillon, une grenouille ou un arbre disparus ? Ce qui fonctionne le mieux c’est le principe d’irresponsabilité, ainsi quand un expert (ou un journaliste, ou un citoyen abusé) proclame que « nos ancêtres ne faisaient pas tellement attention à la pollution, à la gestion des déchets, à la biodiversité,… et ils ont cependant survécu ! ». Comme si l’emprise sur la planète et sur l’homme lui-même n’était pas désormais incomparable…

Homme-roi ou espèce en péril

Pour soutenir les promesses de miracles rédempteurs, nos chercheurs monnayent des discours trompeurs prétendant par exemple qu’ils savent créer la vie alors qu’ils n’ont fait que du Meccano en assemblant des « briques du vivant » préexistantes pour construire une bactérie… Ils assimilent à l’intelligence (caractère que, pour la plupart, ils n’accordent pourtant qu’à l’homme et pas aux animaux )l’automatisme d’objets techniques dans lesquels ils ont introduit des mécanismes d’information et de réflexe On en vient à qualifier de « chaussures intelligentes » des godasses qui indiquent l’humidité du sol, ou de « journal électronique intelligent » celui qui permet de choisir les articles selon ses centres d’intérêt. Notre volonté de domination modifie les objets naturels avec plus ou moins de succès (OGM…) et fabrique toujours plus de gadgets afin que l’homme se rassure sur sa place dans le monde. Pourtant l’homme n’est pas au dessus ni au dehors de la nature ! De plus il ne semble pas compétent pour maîtriser les effets de sa technoscience malgré l ‘ambition de tout contrôler. Pourquoi d’ailleurs serait-il capable non seulement de changer le monde mais aussi de maîtriser ces changements ? Freud a parlé de « blessure narcissique » pour signifier cette incapacité de maîtrise qui devient aujourd’hui incapacité à contrôler la ruée vers le mur. Nos actions étant suicidaires, elles sont absurdes et c’est cette absurdité qui nous conduit aussi à refuser le mur du sens : ainsi le principe de responsabilité du philosophe (2) est-il écrasé par le principe de précaution du juriste…lui-même enfoncé par l’optimisme du scientiste. La science elle-même arrive à des limites quand elle conduit l’homme à s’isoler du vivant, se protèger des autres hommes et de la nature qui n’en peut plus… Ce n’est pas seulement la technoscience qui va dans le mur, incapable de proposer autre chose que la fuite en avant, c’est aussi la Science, la vraie, la belle, celle dite « fondamentale » : la science s’étiole malgré ses armées de chercheurs, et ce n’est pas uniquement parce qu’elle est tirée par le marché et les applications obligatoires. Le système savant est bien malade à force de compétitions exacerbées, de fraudes banalisées, d’évaluations consanguines, comme en a témoigné récemment un chercheur (3).Les spécialisations extrêmes conduisent au règne des experts, ceux qui savent tout sur presque rien , en ruinant le pouvoir de synthèse nécessaire à l’intelligence, en recopiant la performance de la machine, tueuse d’imagination Mais il y a peut-être autre chose . Et si la Science avait mangé son bon pain en 3 siècles ? Tandis que les innovations prospèrent, la découverte désormais se fait rare ou mineure. Peut-être y avait-il des secrets à notre portée et d’autres hors d’atteinte ? L’homme est-il à la hauteur de ses ambitions? Beaucoup d’utopies récentes sont déjà en cours d’avortement : Ce réacteur ITER qui devrait construire un soleil sur la terre en réalisant la fusion nucléaire , qui y croît vraiment ? Des plantes transgéniques sans reproches et avec des avantages réels, c’est pour quand ? Saura t-on créer la vie (et pas seulement recombiner des éléments extorqués au vivant) ou bien n’est-ce qu’une fanfaronnade de plus? Et « améliorer » notre espèce par le « transhumanisme » pour l’adapter aux catastrophes qu’on a créées, n’est-ce pas une sinistre rigolade ?… Alors, on s’interroge : Et si la science se montrait aussi fragile que l’économie ou la finance ?…

Quels paradigmes nouveaux?

Isabelle Stengers souligne le « surgissement de Gaïa » (4) , ce moment inédit et peut-être fatal dans l’histoire de l’exploitation par l’homme de sa planète Terre. Elle note que les scientifiques affirment « qu’il faut que les gens aient confiance dans la Science, car, s’ils prenaient la mesure de tout ce que les scientifiques ne savent pas, ils renverraient (…) ce que ces scientifiques savent à des opinions comme les autres ».… La pulsion de conquête du prométhéisme n’a pas été inventée par le libéralisme économique (le même engouement a existé dans les ex pays « socialistes ») ni même par la civilisation industrielle (voir l’origine grecque du mythe) . Elle s’est enracinée profondément chez l’homme occidental comme le montre Alain Gras (5) et s’est trouvée exacerbée par la mondialisation compétitive et le productivisme effréné. Parmi tous les murs auxquels nous nous cognons, le seul mur insurmontable est celui que nous (les gens) érigeons à coups de tradition et d’égoïsme.L’appropriation privée des objets et des biens est indécente si on considère que tout provient d’un fond commun : la planète, la vie…Aussi ne faut-il pas se contenter de condamner les possédants puisque le rêve de la plupart des damnés est bien de les imiter ! Bien sûr, il existe d’autres ressources, d’autres aspirations dans l’humain mais elles n’apparaissent qu’à l’occasion de stimulations spécifiques : Comment, par exemple, un notaire bien installé devient un résistant au nazisme ? Pourquoi va t-il va tout risquer pour une certaine conception du Bien et de l’humanité ? Comment des gens pris au hasard « se dépassent » dans les conférences de citoyens, y deviennent attentifs, altruistes, et finalement intelligents ? Il y a là des pistes pour faire surgir le meilleur de l’homme. Car nous subissons sans révolte un véritable crime contre l’humanité qui est le gaspillage de l’humain, administré et autogéré comme s’il ne pouvait être que ce qu’on en a fait. « Faire du gogo un citoyen » (6), voilà l’objectif urgent, au delà des utopies tristes et des parades égotistes qui autorisent l’aggravation des problèmes pour tous .

comment changer ?

Il faut aussi faire avec ce mur de l’aveuglement qu’érige le scientisme satisfait, et qui peut ressembler au mur de la bêtise ! Ainsi, Claude Allègre s’indigne t-il que l’écologie n’ait pas d’ « incidence véritable sur l’emploi et la croissance » ! Dans Libération (17 juillet 2009) , le même « penseur » annonce une fondation dédiée à un oxymoron aussi tartuffe que le développement durable :« l’écologie productive » ! Et il stigmatise le gauchiste Nicolas Hulot, lequel est allé jusqu’à proposer « les concepts de décroissance et de frugalité collective », et même à énoncer cette énormité : « le progrès pose problème »…Allègre aurait une vision positive et humaniste car, dit-il, « l’homme sait s’adapter à son environnement constamment changeant ». Ainsi, selon les croyants du scientisme, il n’est de mur que celui de la responsabilité, qu’ils fustigent en le nommant « obscurantisme »… Les optimistes proposent toujours l’éducation des masses, comme si on avait beaucoup de temps pour réussir ce vieux projet , comme si ce programme nécessaire pouvait être suffisant pour parer aux périls imminents. En fait, au plan des populations entières, c’est la survenue de catastrophes qui est pédagogique en créant des situations exceptionnelles et obligées pour la responsabilité…mais trop tard ! En amont , seules les limites donnent une chance d’éviter les murs si elles sont posées à temps, et démocratiquement. Mais une vraie limitation doit concerner le sens , pas seulement la vitesse, elle conduit ainsi à des interdits plutôt qu’à des compromissions pour aménager le réel.Par exemple, faut-il limiter les bonus des traders ou bien interdire la Bourse ? Faut-il définir les règles d’une impossible « co-existence » des OGM avec les autres cultures ou bien interdire les plantes transgéniques ? Faut-il dresser la liste des caractères indésirables de l’humanité ou bien interdire le tri des embryons en donnant à l’avortement responsable les moyens d’éviter le pire? Nous voici encore devant le choix anthropologique entre principe de responsabilité et principe de précaution, lequel, malgré ses compromissions, demeure intolérable pour les scientistes. Déjà nous subissons des pertes irréversibles. Déjà nous sommes pris dans des mouvements qu’on ne pourrait que freiner.On arrive à ce que craignait Michel Serres quand il écrivait qu’ « il ne dépend plus de nous que tout ne dépende que de nous… ». Même si le pire n’est pas certain, comment peut-on ne pas se donner les moyens de l’éviter ? Ceux qui croient aux miracles que la technoscience nous promet devraient convenir que ces miracles ne pourraient qu’arriver trop tard !Assez de consultations et de discours ! Nous n’avons plus le temps de faire comme avant ! Il faut changer les règles du jeu. En ce qui concerne la science, la sagesse encore souvent partagée est de soutenir la recherche en laboratoire (PGM, nanos,…) et, pour les plus avertis, de soumettre toute proposition innovante à l’expertise citoyenne. Mais il n’est pas impossible qu’on en vienne à une analyse plus critique de la recherche elle-même. En particulier par une réinterprétation du bilan prétendu positif du tandem savoir/ innovation, surtout dans les conditions nouvelles que va imposer la raréfaction des ressources et la question concrète de la survie de l’humanité. Sans aller jusqu’à prévoir une hostilité générale à la recherche scientifique, on peut faire l’hypothèse que toute recherche, même « fondamentale », pourrait devenir suspecte…

Les menaces inédites, gravissimes, et irréversibles de l’époque appellent des solutions « extrêmes » plutôt que des sparadraps technologiques. On ne peut plus avoir d’illusions sur les choix pseudo démocratiques qui, dans le meilleur des cas, se nourrissent des opinions préalablement inculquées à des populations aliénées . Assez de sacralisation du processus électoral, la démocratie ne se réduit pas au droit de vote ! Assez des sondages et referendums à la va-vite, de débats publics et forums citoyens non suivis d’exécution…Pour avoir une chance d’être sage, tout choix doit provenir de citoyens dénués de conflits d’intérêts , après qu’ils aient été éclairés complètement avec des arguments contradictoires, et confrontés au savoir scientifique mais aussi aux autres savoirs…(7) A l’élitisme constitutionnel de nos démocraties dégénérées il faut préférer les capacités de proposition de ces citoyens renouvelables à l’infini, et capables d’éveiller les gogos autant que d’éclairer les « représentants du peuple ». Dans les situations d’incertitude, personne ne peut être certain de ce qu’il faudrait faire., ce qui oblige les décideurs à relativiser les discours des experts et à valoriser les propositions qui laissent place au subjectif, à l’intuition, et surtout à l’intérêt commun.


1 Entropia N° 7, octobre 2009
2 Hans Jonas : Le principe responsabilité. Ed du Cerf, 1999
3 Laurent Segalat : La science à bout de souffle ? Ed du Seuil, 2009
4 Isabelle Stengers :Au temps des catastrophes, Ed La Découverte, 2009
5 Alain Gras : Le choix du feu, Ed Fayard, 2007
6 Jacques Testart : Le vélo, le mur et le citoyen, Ed Belin, 2006
7 Recherche et innovation : pour une évaluation par les citoyens