In Big Brother Awards, les surveillants surveillés, Ed La découverte, pp 50-53, 2008.

L‘INSERM (Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale) a démarré en mars 2007 une enquête nommée «SAGE » auprès de plusieurs milliers de jeunes, scolarisés dans les lycées et IUT de Champagne-Ardenne. Il s’agissait, avec l’accord du Recteur de l’Académie, de remplir un «auto-questionnaire» portant sur la situation sociale, familiale et scolaire, l’existence éventuelle d‘une dépendance par rapport à une drogue (alcool, cannabis, héroïne,…), les habitudes de consommation, les antécédents familiaux, le niveau habituel d’impulsivité, l’ éventuel état dépressif ou la déviance sexuelle. Sans oublier l’éventualité de violences sexuelles subies dans leur enfance. Cette enquête est une collaboration entre l’unité 675 (« vulnérabilité génétique des comportements addictifs ») , dirigée par Philip Gorwood , psychiatre, et l’unité de Bruno Falissard (épidémiologie). Et ce long questionnaire était couplé à un prélèvement de l’ ADN par frottis des cellules endobuccales. Une reprise de l’étude est prévue dans 3 ans.

Pour l’INSERM, le but est d’étudier «l’interaction entre facteurs environnementaux et facteurs génétiques», et cette unité de l’inserm (U675) avait déjà participé en 2005 à l’expertise collective de l’INSERM Trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent afin de rechercher, dès l’âge de trois ou quatre ans, les signes «prédictifs» d’une délinquance future. Un rapport repris par Sarkozy dans son projet de loi sur la prévention de la délinquance puis supprimé devant la mobilisation du collectif Pas de zéro de conduite …

Bien que les données identifiantes de l’enquête SAGE soient facultatives et figurent dans une enveloppe additionnelle conservée par l’inserm, on ne dispose d’aucune garantie formelle que ces informations ne finissent pas dans le Fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG). Plusieurs témoignages soutiennent que les enquêteurs locaux ( l‘Organisme Régional de la Santé) ont réduit les résistances en jouant sur l’effet de surprise, ce qui montre qu’ils avaient conscience de proposer une action discutable …tout en s’arrangeant pour qu’elle ne soit pas discutée. Les profs concernés par leur heure de cours supprimée (il faut 45 minutes pour répondre au questionnaire) ont été prévenus la veille avec pour simple information qu’il s’agissait d’une enquête de l’INSERM faite en accord avec le Rectorat. Et les élèves n’ont découvert l’existence de cette enquête qu’au moment de s’asseoir en cours. Le fait de n’interroger que des élèves majeurs « afin d’éviter le consentement des parents »… (précision des organisateurs dans leur demande à la CNIL) entre dans cette préoccupation d’aller vite et sans faire de vagues.Pourtant au moins 2 lycées ont refusé de participer, comme le Lycée Jean Jaurès de Reims, les promoteurs de l’enquête n’ayant pas satisfait à la requête du proviseur « 1) d’être présent et de permettre la présence de professeurs lors de la présentation de l’enquête afin que l’information des étudiants soit complète, 2) de ne pas autoriser l’enquête si je n’avais pas antérieurement communication de l’intégralité du questionnaire et des documents d’accompagnement. ». Dans un autre lycée, il fut prétendu qu’il s’agissait d’étudier «l’effet de l’absorption de substances psycho-actives sur l’ADN» et non pas de déterminer par l’ADN telle ou telle déviance (site du journal le chat noir). Le fait que la CNIL n’ait pas formulé d’objection ne démontre pas que l’enquête soit réellement conforme aux « libertés » tant la CNIL, submergée et pauvre en capacité de réaction , ne s’oppose que rarement aux projets qui lui sont soumis depuis quelques années… Il reste que la conception de l’anonymat par l’inserm est plutôt laxiste puisque cette exigence serait remplie par le seul fait que « les personnes de votre entourage n’auront jamais connaissance de vos réponses »…De quel droit se réclament alors ceux qui en auront connaissance ? On imagine que c’est du droit classiquement accordé au médecin d’interroger l’intimité de son patient mais ce droit vaut-il encore quand la cohorte se substitue au colloque singulier ? De plus l’enquête porte aussi sur les comportements addictifs des parents, de même que sur leur origine ethnique , toutes informations livrées à leur insu par leurs propres enfants (exemple : « Est-ce que votre père (mère) a déjà négligé ses obligations, sa famille, son travail sur plus de deux jours d’affilés parce qu’il (elle) buvait »…).

Au-delà de ces conditions douteuses de réalisation, le problème de fond que révèle ce type de recherche, c’est le refus des marges sociales habitées par les « addicts » (rappelons qu’addiction est un terme anglais) et aussi la croyance en l’irruption prochaine d’une médecine bienveillante quoi que normalisatrice. Pourquoi l’inserm a t-il besoin d’une unité de recherche consacrée à la génétique des comportements addictifs ? Imagine t-on le tollé si quelqu’un prétendait cerner la génétique des capacités intellectuelles ou la génétique des déviances sexuelles ? Chacun conviendrait alors qu’on ouvre la porte à la diabolisation si ce n’est à l’eugénisme (L'eugénisme médical aujourd'hui et demain). Bien sûr, le comportement d’addiction n’est pas souhaitable mais ce que frôle cette cible c’est aussi les propensions pour l’addiction à des personnes (la passion) ou à des idées (le militantisme)…Malgré les délires de nombreux scientifiques qui en tiennent pour le déterminisme génétique, une thèse chère au président Sarkosy ( par exemple pour la pédophilie, cette criminelle « addiction » aux charmes infantiles…) , la recherche de facteurs génétiques expliquant les comportements se heurte à la logique comme à l’éthique. Chacun (y compris le Dr Gorwood) convient de l’importance des facteurs environnementaux dans la construction de la personne physique et psychologique , c’est pourquoi il paraîtrait judicieux de mieux doter la recherche en psychologie, sociologie, anthropologie plutôt que courir chèrement derrière des gènes dont on ignore absolument comment les corriger.

Ne doutons pas que ce type d’études est propice aux interprétations triomphalistes(« les chercheurs ont découvert le gène des drogués ! »…) parce que , comme dans l’expertise inserm de 2005 pour établir une corrélation entre des difficultés psychologiques et une évolution vers la délinquance, d’innombrables évaluations statistiques ne manqueront pas de montrer des corrélations entre certaines caractéristiques du génome et la probabilité d’une conformation, d’une pathologie, ou d’un comportement. Sans qu’on comprenne quoi que ce soit à la chaîne des évènements biologiques qui vont du génome à la personne, ni qu’on puisse exprimer les effets autrement qu’en termes de probabilités , c’est à dire en proposant une échelle toujours incertaine des risques de réalisation.C’est tout l’avenir de la génétique médicale (son marché) que de revendiquer des corrélations , aussi bien pour les risques de cancers que pour ceux de l’autisme ou de l’alcoolisme. Et après, on fait quoi ? On classe l’individu dans un « groupe à risque »ce qui fait le bonheur de la pharmacologie, de l’assurance , et de la police. Toutes ces corrélations découvertes par la médecine dite prédictive devraient déboucher un jour sur la seule prévention sérieuse : le tri des embryons afin de ne faire naître que des enfants à « risques mineurs » (la perfection n’étant pas de ce monde). Déjà, on peut sélectionner les embryons issus de fécondation in vitro pour limiter le risque de divers cancers ou pour éviter le strabisme, car des corrélations ont mis en cause certains gènes avec ces pathologies. Grâce à des « progrès » comme ceux qui vont résulter de l’enquête SAGE on devrait découvrir d’autres indications pour sélectionner des enfants « normaux » et ce fantasme normatif se manifestera de façon soudaine et massive dés qu’on saura augmenter notablement le nombre des embryons disponibles pour ces choix multiples (Du Sarko dans les éprouvettes). Entre temps les résultats de telles corrélations ne pourront que renforcer les suspicions et l’obsession des contrôles.