Depuis l’Antiquité, et dans toutes les cultures, on a abandonné à la mort des nouveaux-nés anormaux. Pourtant, ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle qu’un médecin et statisticien anglais, Francis Galton, théorisa l’eugénisme comme étant la science des bonnes naissances et en proposa une véritable pratique sociale. Conçu pour résister aux freins imposés socialement à la sélection naturelle (Galton était cousin de Darwin) l’eugénisme animé par Galton consista d’abord à empêcher des mariages, ou à stériliser des individus considérés comme anormaux. Ces stérilisations, pratiquées sur indication médicale, concernèrent plusieurs centaines de milliers de personnes dans le premier tiers du XXe siècle (surtout aux Etats-Unis, dans les pays nordiques, en Suisse et en Allemagne). Dans l’Allemagne nazie, la pratique de stérilisation (400 000 victimes hommes et femmes) dériva vers l’extermination dans des chambres à gaz des « sous-hommes », surtout des individus atteints de maladies génétiques ou des malades mentaux. C’est la même idéologie de la « race pure » qui utilisa ensuite l’extermination à l’encontre de millions de personnes « non aryennes », juifs et tziganes surtout (1). De telles horreurs expliquent le rejet des pratiques et même du mot « eugénisme » dans l’après-guerre, mais l’obsession récurrente de la « qualité » humaine s’est récemment renforcée de moyens scientifiques et de précautions éthiques qui réactualisent fortement le projet d’"amélioration de la race humaine ".



Il n’est plus question, bien sûr, d’agir sans le consentement des personnes, ni de recourir à des méthodes dont la biologie médicale mettrait en doute le caractère scientifique. Si les pratiques d’eugénisme « positif » (choix d’un partenaire « d’élite », ou de ses gamètes, sur des critères d'aspect physique ou de performance sociale) échappent notoirement à la scientificité, les mêmes carences caractérisent l’eugénisme « négatif » dont nous avons évoqué plus haut quelques pratiques : on ne peut « évaluer » génétiquement l’être humain qu’à l’issue de la loterie génétique qui s’achève par la fécondation, et non sur des caractéristiques phénotypiques ou génétiques de ses géniteurs. Pour le dire autrement, tout individu « taré » est capable d’engendrer une progéniture « de qualité », et l’inverse est également vrai.

Aussi, la seule façon répandue aujourd’hui dans les pays industrialisés pour exclure de l’espèce des individus non conformes est l’avortement médical à l’issue d’un diagnostic prénatal (DPN). Pourtant, la violence physique et éthique de cette pratique autant que son faible pouvoir discriminant (un seul fœtus analysable par grossesse) en font un piètre moyen eugénique, susceptible seulement d’éviter le pire. Une proposition plus récente s’accorde mieux à la fois à l’efficience (plusieurs êtres humains évalués simultanément) et à l’exigence morale (aucune souffrance infligée à ces êtres humains dont, par ailleurs, la valeur affective est encore très réduite) : il s’agit du tri des embryons juste fécondés et encore non implantés dans l’utérus.

L’apparition de cette technique, connue comme diagnostic génétique préimplantatoire (DPI), était prévisible dès que l’œuf humain fut conçu hors du corps maternel et donc disponible à l’examen diagnostic (2) Et ce bouleversement survenait au moment précis où la volonté de « formatage », de « normalisation » des individus, devenait une nécessité annoncée par le progrès médical et l’économie compétitive. La nouvelle médecine, dite « prédictive », est d’abord la recherche d’un état physique et sanitaire protégeant le plus possible des handicaps et des pathologies. Aucune autre stratégie que la sélection embryonnaire n’est capable de viser ce but avec efficacité et sans douleur. Il était donc « logique » de prévoir que les embryons juste fécondés in vitro seraient soumis à court terme au dépistage de pathologies jusqu’ici détectées en cours de grossesse. Il était aussi « logique » de prévoir que les conditions particulières de ce tri embryonnaire ouvraient des perspectives eugéniques sans limite, par la détection de « handicaps » multiples dont la "gravité" ne deviendrait évidente qu’avec la perspective de leur évitement.

Remarquons que le DPI n’a pas pour but d’identifier la présence d’une caractéristique génétique dans un embryon, comme le fait le DPN, mais de désigner quels embryons, parmi d’autres, sont porteurs de cette caractéristique. Cette fonction sélective n’est possible que parce que le DPI s’adresse à une population d’embryons dans une perspective à la fois positive (retenir « le meilleur ») et négative (éliminer le handicap) un peu comme l’eugénisme traditionnel agissait vis-à-vis de populations humaines.

Imaginons qu’on soit capable de concevoir plusieurs dizaines d’embryons à partir des gamètes d’un même couple ; alors le DPI pourrait porter simultanément sur des dizaines, voire des centaines de paramètres génétiques, conduisant à classer ces embryons selon une échelle hiérarchique de risque cumulé pour les pathologies diagnostiquées. Les progrès pour l’identification de nombreux variants génétiques dans une seule cellule sont très rapides (« biopuces ») et permettront ces enquêtes inquisitoriales à court terme. Par ailleurs, des travaux, menés surtout chez l’animal mais aussi dans l’espèce humaine, devraient permettre d'obtenir des dizaines d’embryons simultanément à partir d’une biopsie du cortex ovarien et des techniques de congélation, culture et fécondation in vitro (3).

Faisons remarquer que les actes de procréation assistée, souvent présentés comme capables par leur coût et leur pénibilité de limiter le recours au DPI, ne feraient alors plus obstacle au développement du tri embryonnaire : une seule biopsie sur l’ovaire, intervention bénigne et sans préparation hormonale, permettrait la mise en réserve d’un potentiel de procréation suffisant pour la vie entière. La mise en « banque conjugale » du sperme du partenaire affranchirait le couple des actes médicaux ultérieurs puisqu’il n’aurait plus qu’à consentir à l’usage de ses gamètes et à l’élection du « meilleur embryon ».

Toute personne informée de l’actualité des recherches en biologie de l’engendrement admettra qu’une telle stratégie est faisable, nombre des techniques nécessaires étant d’ores et déjà disponibles ou en voie de réalisation. Mais cette stratégie devient irréfutable si on questionne les intérêts qui vont pousser à sa réalisation ; ceux des chercheurs et des médecins concernés, ceux des industriels à impliquer dans les diverses phases du scénario, ceux des Etats et de leur système de couverture sociale (coût évité des handicaps), et finalement ceux des couples soucieux de procréer un enfant « normal ». Qu’une grande part d’illusion (et donc de déceptions à venir) participe de tels choix est évident mais le tri des humains dans l’œuf apparaît bien comme le comble de la mystique génétique qui envahit l’époque et comme l’avatar le mieux abouti du vieil eugénisme.

Il n’est absolument pas nécessaire pour sélectionner l’humanité de connaître les mécanismes moléculaires complexes qui traduisent telle structure de l’ADN en telle caractéristique, il suffit de repérer la relation épidémiologique entre cette structure et cette caractéristique. Ainsi va la «médecine prédictive », nourrie d’anatomie moléculaire (la carte du génome) et de statistique (relation probabiliste entre génome et pathologie). Pourvu que les anatomistes de l’ADN et les épidémiologistes soient de bons techniciens, on saura éviter des handicaps auxquels on continue de ne rien comprendre. Là est le créneau du DPI dans la médecine de demain.

Peut-on pour autant attribuer le vocable « eugénisme », lourdement chargé, à cette volonté de faire naître des enfants indemnes de nombreux handicaps. L’eugénisme mou et démocratique du DPI diffère de l’eugénisme autoritaire, proposé il y a un siècle par la médecine, principalement parce que les personnes y consentent. Bien que considérable cette différence ne doit pas masquer les similitudes : référence à la science médicale pour définir la qualité humaine ; attribution aux individus de risques qui sont ceux de la population ; analogie des jugements portés ici ou là par la science sur des individus de constitution comparable ; en conséquence analogie des jugements portés par les familles et recherche généralisée de la même norme ; difficultés pour les enfants d’assumer le projet hygiénique qui les a fait naître …

Puisqu’aucune règle universelle ne semble capable de définir les attributions du DPI, j’ose affirmer que l’eugénisme est dans l’œuf, et émettre l’hypothèse qu’il n’y est pas venu par hasard. Fabriquer des enfants de qualité, améliorer l’espèce, ce sont là des fantasmes immémoriaux qu’on va vouloir exécuter grâce à la technoscience. Le fantasme résistera à la déception mais l’enfance résistera t-elle à la manipulation ?

Le corps humain est désormais investi par la médecine et les sciences biologiques jusqu’aux tréfonds de son intimité. Curieusement, alors que les stratégies potentielles de modification (transgénèse) ou de reproduction (clonage) occupent l’actualité et les fantasmes, l’ « amélioration » de l’espèce par la stratégie de sélection est rarement commentée. Peut-être faut-il y voir une réminiscence douloureuse de sordides discours et même de tragiques expériences. Peut-être est-ce aussi l’insuffisance fantasmatique de la sélection qui la fait cacher par les autres stratégies : ici on n’ose pas les mythes du surhomme ou de l’immortalité, on ne « dépasse » pas les effets de la nature mais on cherche modestement à en valoriser les meilleures productions.

Pourtant, de toutes ces stratégies, le tri d’embryon est la seule à utiliser les forces aveugles de l’évolution pour les retourner en choix délibéré. On sait qu’un seul couple est potentiellement capable d’engendrer des millions d’enfants différents et c’est cette loterie, responsable du meilleur comme du pire biologique, que le tri des embryons peut utiliser en n’en retenant que ce qu’on considère comme étant le meilleur. Trier l’humanité dans l’œuf c’est vouloir piloter des processus naturels d’une puissance innovante infinie en prétendant que l’issue calculée est forcément bénéfique. En même temps, cette stratégie est la seule à n’exclure aucun couple géniteur du projet amélioratif puisque pratiquement tous, même les corps les plus « tarés », sont capables de concevoir un embryon « normal » au sein d’une cohorte variée. Le tri des embryons semble donc renforcer cette « démocratie génique » naturelle dont nous avons fait l’hypothèse (4), force évolutive vers la biodiversité qui limite drastiquement l’efficience générale de la procréation, autorisant ainsi la participation du plus grand nombre à l’engendrement . Pourtant ce qui motive le diagnostic génétique préimplantatoire n’est pas la biodiversité mais, au contraire, l’élimination de caractères estimés délétères. Or cette qualification est souvent arbitraire parce que prononcée par une génération historiquement datée, en absence de connaissances suffisantes sur les fonctions du génome, et à partir de choix inspirés par l’économique, l’affectivité ou l’imitation. Ce qui devrait inquiéter le plus dans les efforts technoscientifiques n’est pas la volonté souvent infantile de maîtrise mais l’incapacité à maîtriser réellement. Car c’est l’inconscience orgueilleuse alliée à la puissance technique qui crée sans cesse de nouveaux risques. Sans omettre le risque qu'une stratégie de sélection humaine, même instituée par consensus et au sein d'une démocratie, devrait vite instituer les instruments de contrôle et de coercition nécessaires à son efficacité, c'est-à-dire secréter des mesures autoritaires que les bonnes âmes eugéniques n'avaient pas souhaitées.

Deux questions méritent ici d’être évoquées. L’une concerne la nature même de l’humain visé par le processus sélectif : si ce processus prétend à la suppression de tous les handicaps, ne conduit-il pas vers des corps dotés du « meilleur » gène à chaque locus ? C’est-à-dire à l’élaboration du « corps sans faute » comme le serait celui d’un surhomme ? Sans négliger la mystique génétique qui inspire cette stratégie, et les tragiques « retours de maitrise » à prévoir, il reste que la voie aujourd’hui ouverte par la sélection des homoncules est celle de la construction de l’homme idéal. Et survient immédiatement la seconde question : si les demandes adressées par les géniteurs à la biomédecine se révèlent univoques, ciblées vers l’utopie du « handicap zéro », la matérialisation de critères universels du corps ne correspond-elle pas à la fabrique de clones biomédicaux ?

Ainsi conduirait-on la purification génique des corps minuscules, et la modélisation prothétique des corps majuscules, dans une épopée aimable pour accéder au comble de l’eugénisme : la reproduction du modèle élu. Plus que jamais, penser le corps c’est penser la norme.

(1) A.Pichot et J. Testart : les métamorphoses de l’eugénisme, Universalia, Encycl. Univ. 1999, 99-105

(2) J. Testart, « l’œuf transparent », Flammarion, 1986

(3) J. Testart, Des hommes probables, Ed. du Seuil, 1999

(4) J. Testart. Médecine/Sciences 11, 447-453, 1995