Cet article est paru dans l’édition du Monde du 19/03/88.
Il a également été diffusé en anglais dans la revue Nature (télécharger la version anglaise en pdf)

Le désir de connaitre le monde est aujourd’hui débordé par le besoin de l’exploiter. La production des connaissances scientifiques et des innovations est largement prise en charge par des institutions à buts technologiques. La recherche, qu’elle soit dite « fondamentale » ou « appliquée », est orientée par des choix économiques, sociaux, sanitaires ou militaires.1

Le chercheur ne peut ignorer cette orientation, et la société est en droit de la juger. Fonctionnant sur un mode réductionniste, en ignorant toute autre forme de connaissance et de vérité, la science entre en conflit avec la nature, la culture et les personnes.

Ainsi, sauf à être contrôlée et maitrisée, elle fait courir des risques graves à l’environnement, aux peuples et aux individus. Pourtant le processus de développement scientifique s’autoaccélère avec l’assentiment naïf de sociétés qui acceptent de ne rêver l’avenir que dans l’artifice technique, alors que l’identification de la production scientifique au progrès, et même au bonheur, est largement une mystification. L’accélération de la production scientifique induit un changement qualificatif de la dépendance des individus par rapport à la science. Cela vaut évidemment pour la vie pratique sans cesse modifiée par les techniques, mais aussi pour les aspects les plus intimes de la vie. Les notions de subjectivité, d’intimité, de secret, sont battues en brèches par des disciplines scientifiques de plus en plus indiscrètes qui, à défaut de tout comprendre, prétendent tout mettre en lumière.

Au nom de la vérité scientifique, la vie est réduite à ses aspects mesurables. La spécialisation de plus en plus étroite des chercheurs encourage leur myopie quant à leur fonction dans la société et crée des cloisons étanches entre les disciplines scientifiques.

Il est certes difficile de revenir sur les acquis technologiques, aboutissements des activités scientifiques, et qui conduisent à la création de nouveaux besoins selon une spirale industrielle que ne maitrisent ni les chercheurs ni les consommateurs.

Nous croyons que la lucidité doit primer sur l’efficacité et la direction sur la vitesse. Nous croyons que la réflexion doit précéder le projet scientifique, plutôt que succéder à l’innovation. Nous croyons que cette réflexion est de caractère philosophique avant d’être technique et doit se mener dans la transdisciplinarité et l’ouverture à tous les citoyens.