L'Humanité, 3 novembre 2016

Avec le développement du capitalisme, et l'instauration du néo libéralisme, de profondes transformations de la science et de la notion même de progrès se sont imposées. La science, qui était le moyen d'augmenter la connaissance depuis les Lumières, s'est réduite à une activité pour développer de nouvelles activités productives et tenter de pousser la croissance économique ; le progrès, supposé correspondre simultanément à l'avancée des savoirs et du bien vivre, s'est réduit à la production effrénée d'innovations, sans démonstration de leur rôle pour améliorer les conditions d'existence. Désormais, la technoscience prend toute la place scientifique au mépris de la quête de vérité, le chercheur devient un rouage de la compétitivité en confinant sa créativité dans les chemins balisés de la croissance, et le citoyen, qui demeure spectateur-payeur du « progrès », est de plus en plus la cible du consumérisme et la victime d'effets collatéraux. Ainsi la fréquence brusquement augmentée de maladies (cancers, diabète, stérilité,...) suite aux agressions de la chimie dans l'agriculture et l'alimentation, les séquelles comportementales et neurologiques des nouvelles technologies de communication (internet, smartphone) ou les conséquences du productivisme sur le climat (séismes, inondations, sécheresses, nouvelles maladies,...). La science ne devait pas mener à de telles catastrophes mais viser à améliorer la vie des gens, et il s'agit bien d'une perversion du progrès quand il signifie seulement l'accumulation de moyens pour modifier le monde sans prendre en compte le bien commun. Cette perversion est constitutive de l'appareil technoscientifique contemporain qui s'est aligné sur les impératifs des structures industrielles au nom de l'efficacité/productivité/compétitivité, des impératifs fondamentalement étrangers à la science.

Pour en sortir il faut d'abord que les populations prennent conscience de ces réalités et s'autorisent à porter un jugement critique sur ce que font les laboratoires de recherche. Il faut aussi que les décideurs et les médias fassent la part de la science et de l'innovation dans l'actualité plutôt que consolider cette confusion qui ne sert que les marchés. Alors, pourvu que les profiteurs du business technologique soient empêchés de nuire par une véritable révolution politique, de nouvelles bases pourraient être jetées afin que la science puisse contribuer au bien être des populations. C'est dire que la révolution idéologique ne suivra pas automatiquement la révolution politique : le rôle de la science dans les sociétés non capitalistes du vingtième siècle (Union soviétique, Chine,...) mérite aussi la critique malgré sa contribution au recul de la misère car, outre sa fonction dans le maintien de l'ordre social, la science était tout aussi dévoyée par l'objectif de croissance sans limite, celui-là même qui nous a mené au bord du gouffre écologique. Le véritable progrès exige que les citoyens s'emparent de leur devenir en contribuant par leurs choix à définir les priorités données à la recherche scientifique. Il n'est pas besoin d'être chercheur pour dire ce qui serait souhaitable, il faut seulement promouvoir des procédures où des personnes dénuées d'intérêts particuliers (tirées au sort) et dument informées (par des expertises contradictoires) débattent des diverses options grâce à l'intelligence collective et généreuse qui sommeille en chacun. C'est ce que permettent les conventions de citoyens(1). Aussi, plutôt qu'un programme de promesses comme dans les campagnes électorales, c'est l'instauration de la démocratie permanente qui solliciterait la science à chaque moment, en faisant confiance à la créativité et à la sagesse populaire.

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(1) Voir : L'humanitude au pouvoir. Comment les citoyens peuvent décider du bien commun, Seuil, 2015