Tribune Jacques Testart : AMP, du médical au sociétal, 3 avril 2014, decisionsante.com

En décembre 2012, le Collège national de gynécologie a proposé la conservation par congélation de cellules ovariennes des femmes jeunes afin de préserver leur fertilité pour plus tard, puisque cette fonction diminue d’efficacité avec l’âge féminin. A cette occasion, les praticiens ont revendiqué ouvertement l’Assistance médicale à la procréation (AMP) pour des raisons « sociétales », s’ajoutant aux raisons médicales jusqu’ici seules autorisées. Cette proposition, qui ressemble à une exigence, survient juste au moment où l’AMP est revendiquée par des personnes non stériles, soucieuses d’engendrer en couples homosexuels, en utilisant les services d’un donneur de sperme pour les lesbiennes ou d’une mère porteuse pour les gays. Le positionnement des praticiens est important car son acceptation pourrait conduire à favoriser toutes les demandes d’AMP, jusqu’à justifier la fabrication d’enfants pour remédier à n’importe quelle frustration procréatrice. Mais l’AMP pour indication non médicale est-elle vraiment nouvelle ?

Toute perspective de recrutement d’une clientèle élargie permet aux praticiens d’augmenter leur activité, leur rôle social, leur pouvoir et bien sûr leurs gains. C’est pourquoi l’abus médical (la surmédicalisation) s’est emparé de l’AMP depuis longtemps, profitant du fait que la stérilité n’est pas une maladie et qu’il convient donc d’en traiter le symptôme (le fameux « désir d’enfant »), même en l’absence de causes somatiques identifiables. Les gynécologues ont un qualificatif très chic pour signifier qu’ils sont incapables d’expliquer l’infécondité d’un couple : c’est parce que celui-ci souffre de stérilité idiopathique. Dans la phase initiale de la fivète (fécondation et transfert d’embryon), au début des années 1980, ce cache-ignorance n’était pas utile puisque l’AMP concernait des femmes dont les trompes n’étaient pas fonctionnelles (obstruées ou absentes), mais dés 1986, les « stérilités idiopathiques » comptaient pour 10% des cas traités, un taux qui monta à 16% en 1995 puis à 25% en 2001. C’est dire que, pour au moins le quart des couples admis en fivète aujourd’hui, on ne peut pas démontrer la stérilité comme l’exige pourtant la loi depuis 1994 mais seulement constater l’infécondité (ces couples ne parviennent pas à procréer), ce qui n’est pas, à proprement parler, une expertise médicale… La réalité est certainement supérieure à 25% puisqu’il s’agit d’un diagnostic par défaut, qui n’est porté au dossier médical que si aucune cause mineure ne vient « expliquer » une infertilité relative. Ainsi, tout écart à la moyenne, comme il arrive pour l’insuffisance des spermatozoïdes ou l’irrégularité de l’ovulation, trouve une case dans le dossier biomédical qui permet d’échapper à l’indication « idiopathique ». Il est vraisemblable que certains de ces couples demeureraient sans enfant en l’absence de fivète mais cette surmédicalisation révèle à la fois les limites du savoir médical et l’acceptation tacite d’indications sociétales pour les actes d’AMP.

La bioéthique est toujours affaire de limites. Dans le cas évoqué, c’est la limite d’une trajectoire : qui est réellement stérile ? et comment / pourquoi s’arrêter ? Plus gravement, il s’agit de la limite entre des éléments jusqu’ici distincts que le « progrès » technique ou social tend à confondre. Ainsi en est-il de l’indifférenciation entre les sexes qui amènerait les femmes à refuser la ménopause (qu’ignorent les hommes) en mettant en garde leurs ressources ovariennes, et les hommes à obtenir la grossesse (propriété des femmes) en utilisant un utérus de location, ou encore les lesbiennes à nier l’homme de chair grâce à l’insémination artificielle. Ces transgressions sont contemporaines de l’essor de la biologie synthétique qui considère le vivant comme une machine, et l’homme comme un autre animal. Ainsi, les êtres humains deviennent des machines, lesquelles seront perfectibles grâce au transhumanisme. De telles transgressions tendent à effacer tout repère et dénient les perspectives classiques de trouver des limites par une morale proposée ou imposée. Désormais les limites à nos actions, quand elles ne sont pas économiques, ne pourraient être trouvées que dans l’écologie ou la précaution. Le progrès est mort, il n’y a plus que des changements, et ceux-ci peuvent être d’envergure comme le montre le concept d’anthropocène.



Mais, il faut dire en quoi l’engendrement médicalisé de personnes non stériles contrarierait le projet écologique de préserver la planète et de cultiver des relations nouvelles entre tous les humains. Dans le cas des homosexuels qui recourent à une mère porteuse, on ne peut éviter d’évoquer l’esclavage d’une femme durant au moins neuf mois par la location de son utérus et l’arraisonnement de tout son être au projet commercial. C’est au même moment que se construisent la ferme des 1000 vaches laitières en Normandie et la clinique des 1000 femmes porteuses en Inde, avec des enjeux comparables de productivité, d’hygiène et d’efficacité, il est navrant que bien des militants écologistes en demeurent inconscients. Quand des lesbiennes exigent que l’institution médicale leur procure l’insémination artificielle, on peut admettre qu’elles n’exploitent personne (sauf la Sécurité Sociale si l’acte est pris en charge) mais il faut mesurer l’aliénation en jeu. Davantage que pour déjouer les interdits, c’est pour assumer complètement leur démarche que les lesbiennes états-uniennes organisent depuis 40 ans l’auto insémination, hors de l’institution médicale. Car le geste d’insémination est tellement sommaire qu’il ne devrait pas être un acte médical, et il ne le devient que par le confort qu’apporte une médecine compassionnelle en fournissant un donneur certifié. Aussi par des sophistications (congélation du sperme, insémination intra utérine) qui ne sont pas nécessaires dans un cadre convivial. L’engendrement des homosexuel(le)s est possible sans la médecine : il ne s’agit toujours que d’insémination, insémination d’une gestatrice étrangère pour les couples d’hommes ou insémination de l’une des partenaires pour les couples féminins. Alors, l’appel à une assistance médicale relève de la consommation non indispensable, comme il arrive pour de nombreux services ou biens disponibles en commerce. Des précurseurs de l’écologie ont montré l’importance de limiter le recours aux artifices techniques . Citons Jacques Ellul : « Lorsque la technique entre dans tous les domaines et dans l’homme lui-même qui devient pour elle un objet, la technique cesse d’être elle-même l’objet pour l’homme, elle n’est plus posée en face de l’homme, mais s’intègre en lui et progressivement l’absorbe… » ou Ivan Illich : « les gens en sont venus à reconnaître ce nouveau droit des professionnels de la santé à intervenir dans leur vie au nom de leur propre santé (…) ils perdent en de fréquentes circonstances leur pouvoir et leur volonté de se suffire à eux-mêmes, et finalement en viennent à croire que l’action autonome est impraticable ».

Je ne porte aucun jugement moral sur la capacité d’un couple homo à élever un enfant car rien n’indique qu’il y réussirait moins bien que les autres mais je crois que l’engendrement doit échapper à la biomédecine à chaque fois que celle-ci n’est pas indispensable. S’il s’avère difficile pour un couple homo de trouver dans son environnement un donneur de sperme ou une mère porteuse non rémunérés, c’est que la société n’est pas prête pour de telles pratiques, ce qui peut figurer une régulation sociale objective de la bioéthique. Il serait détestable que l’institution médicale se trouve officiellement en charge d’activités inutiles au moment où la suite du monde suppose l’accroissement de l’autonomie, de la responsabilisation des individus et de la convivialité dans leurs relations. « Dans les sociétés occidentales, la tendance longue est celle d’une dégradation des relations entre les individus. L’explication principale du paradoxe du bonheur est que les effets positifs sur le bien-être, fruits de l’amélioration des conditions économiques, ont été annulés par les effets négatifs d’une dégradation des relations humaines ».