JACQUARD, Albert (1925-2013)
Universalia 2014, Encyclopaedia Universalis, mars 2014.
Né en 1925 dans une famille jurassienne, catholique et conservatrice, l’enfance d’Albert Jacquard fut surtout marquée par un accident dramatique qui le laissera défiguré. Après des études brillantes à l’École polytechnique, Albert Jacquard devient haut fonctionnaire à la Seita (Société nationale d’exploitation industrielle des tabacs et allumettes) et à la Santé publique. Il est d’abord statisticien mais son centre d’intérêt s’avère être la biologie ; il n’opéra ce mariage qu’à partir de 45 ans, en se spécialisant en génétique. Il devint alors un chercheur reconnu et aussi un remarquable vulgarisateur, résolument opposé à l’existence de races et prêchant partout la féconde reconnaissance des différences.
Lorsque, fascinés par les pouvoirs accordés à l’ADN, de nombreux généticiens prétendirent démontrer l’héritabilité de l’intelligence, Albert Jacquard – de même que le biologiste américain Richard Lewontin , contestèrent avec succès leurs prémisses et leurs calculs. Albert Jacquard a beaucoup enseigné la génétique des populations et y a consacré de nombreux écrits, y compris pour les enfants, travaux qui représentent un long et patient effort d’investissement dans le savoir pour favoriser une prise de conscience collective. C’est parce qu’il voyait dans l’éducation le premier principe de la liberté qu’Albert Jacquard multipliait conférences et écrits de vulgarisation, posant comme son devoir de n’être pas seulement un scientifique mais aussi, mais d’abord, un citoyen. Il fut l’un des premiers scientifiques à prendre conscience de la perversion de la science par les marchés et aussi de la relativité de nos savoirs, en particulier sur le vivant.
Ainsi, dans un livre magnifique paru en 1992, La légende de la vie, le vulgarisateur précisait-il que « dans quelques années d’autres présentations nous seront sans doute fournies…Mon récit correspond à la lucidité actuellement possible. Il se veut « scientifique » (Dans un autre essai, La légende de demain (1997) Albert Jacquard eut aussi cette courte phrase, véritable claque au mouvement transhumaniste naissant : « la frontière entre l’inanimé et le vivant est insignifiante ; la frontière entre l’Homme et la totalité du cosmos est irréductible ».
Le premier ouvrage qui fit reconnaître et aimer Albert Jacquard par le grand public fut l’Eloge de la différence (1978). Ce qui caractérise le mieux ce scientifique responsable, c’est effectivement son souci de l’Autre, qu’il a poussé jusqu’à la dépendance de l’Autre, ne trouvant pas le repos tant qu’il pouvait voir des personnes qui souffrent. Il détestait le mot compétitivité qui marque à la fois le mépris des laissés pour compte et la fascination des puissants pour une croissance absurde. Contre la barbarie compétitive, Albert Jacquard, parfois allié à d’autres personnages inoubliables comme l’Abbé Pierre ou Stéphane Hessel, s’engagea sur tous les fronts où quelque chose semblait encore possible pour défendre la dignité de certains hommes et la survie de tous.
Armé pour la justice plutôt que pour la politique, il soutînt tout mouvement de la société pourvu qu’il fasse écho à l’idée qu’il se faisait du bien, essuyant parfois des revers qu’il assuma en toute responsabilité. Ses combats ont ainsi porté sur la défense des plus défavorisés (travailleurs étrangers, sans papiers, sans domicile fixe, réfugiés palestiniens…), sur le maintien du lien indispensable entre tous les humains (notamment par la promotion d’une langue commune : l’espéranto), sur l’élimination de périls majeurs pour l’humanité (l’industrie nucléaire, civile et militaire) et même d’activités irrespectueuses des animaux (la corrida) ou de la nature (opposition au rally Paris-Dakar). Mais, au contraire de beaucoup de pétitionnaires, Albert Jacquard était un « intellectuel de terrain », n’hésitant pas à camper dans un squat avec des sans logis, à lancer une université des pauvres dans un immeuble bourgeois occupé, à s’interposer et à protéger de son prestige une manifestation d’opprimés.
C’est seulement dans le dernier tiers de sa vie qu’Albert Jacquard est devenu cet humaniste activiste que l’histoire retiendra aussi. Peut-être voulut-il rattraper son indifférence durant la Seconde Guerre mondiale, pour les guerres d’Algérie et d’Indochine aussi, une indifférence dont il n’était pas fier.
Rattraper le temps ? Ce fort en maths démontrait que sa propre durée de vie prévisible augmentait d’année en année car, si elle n’a été que de 75 ans pour un nouveau-né, elle dépasserait les 85 ans pour un octogénaire comme lui… C’est encore un effet du temps qui fera que son visage meurtri s’illuminait dès qu’il prenait la parole. Albert Camus notait déjà qu’« il arrive un âge où tout homme est responsable de son visage », lequel est « la nudité même » selon Emmanuel Levinas. Aussi, cet authentique humaniste devenait admirable dès qu’il s’exprimait.
Le temps toujours : opposé au découpage de l’histoire en siècles plutôt qu’en périodes significatives de ce point de vue, 1793 est surtout l’an II de la République , Albert Jacquard, né en l’an XI du XXe° siècle qu’il préférait faire débuter en 1914, aurait apprécié qu’on situe sa mort en l’an XXIV du XXIe° siècle, qu’il faisait naître avec la chute du mur de Berlin. Ce qui fait de ce grand homme, qui savait aussi être facétieux, bien plus qu’un centenaire…
Bibliographie choisie
-Génétique des populations humaines, PUF, Paris, 1974 -Éloge de la différence : la génétique et les hommes, Seuil, Paris, 1978 -Moi et les autres : initiation à la génétique, ibid., 1983 -Inventer l’homme, Éditions Complexe, Bruxelles, 1984 -Cinq milliard d’hommes dans un vaisseau, Seuil, 1987 -Voici le temps du monde fini, ibid., 1991 -Tous pareils, tous différents, Nathan, Paris, 1991 -La Légende de la vie, Flammarion, Paris, 1992 -L’explosion démographique, ibid., 1993 -J’accuse l’économie triomphante, Calmann -Lévy, Paris, 1995 -La légende de demain, Flammarion, 1997 -Exigez ! Un désarmement nucléaire total, avec Stéphane Hessel, Stock, Paris, 2012