Peut-on réguler démocratiquement l’innovation ? L’exemple des plantes transgéniques
La Vie est à nous / Le Sarkophage, printemps 2013.
L’ « affaire Séralini » a révélé les carences dans l’évaluation des plantes transgéniques (PGM) juste au moment où des conflits d’intérêts étaient démontrés au sein même de l’Agence européenne de sécurité des aliments (AESA), laquelle est en charge de ces évaluations et demeure le policier des PGM puisqu’on ne peut refuser une plante transgénique acceptée par l’Europe qu’en démontrant un « fait scientifique nouveau »…. Ce qui ressort des travaux de G E Séralini qui ont fait récemment scandale, c’est d’abord que le maïs transgénique NK 603 peut présenter des risques graves pour celui qui le consomme, un résultat d’impact considérable. Mais la polémique agressive engagée par les pro PGM a posé sur la place publique des faits que ceux-là auraient préféré cacher.Par exemple que l’agrément de l’EFSA à ce même maïs était issu d’un dossier, réalisé par l’industriel (la multinationale Monsanto), qui prétend à l’innocuité de la PGM à partir d’expériences bien plus critiquables que celle reprochée à Séralini ! Ce qui interroge sur les bonnes pratiques de la science toxicologique (quelle forme de l’aliment tester ? sur combien d’animaux ? de quelle souche ? pendant combien de temps ?...) mais aussi sur les bonnes pratiques de l’expertise : A t-on assuré l’indépendance (pas de conflits d’intérêts des experts), le contradictoire (recherche des argumentations dissonantes), la multidisciplinarité (expression de savoirs variés) et la transparence (visibilité publique sur toutes les phases de l’expertise).
Là n’est pas l’orientation que prend l’EFSA en réponse à une demande déjà ancienne des ministres européens de revoir ses procédures d’évaluation. Après avoir du changer de présidence quand Mme Dana Banatti fut confondue de liens d’intérêts avec le groupe de pression monté par les multinationales de l’agro alimentaire (ILSI), l’agence a cependant conservé, selon la Cour des comptes européenne, plusieurs experts également liés à l’ILSI (dont D Banatti assure désormais la direction…). Mais son arrogance va plus loin puisque, refusant toute crédibilité à l’étude de Séralini, et ne tenant aucun compte des propositions quasi consensuelles en Europe, l’agence veut imposer une réforme de ses procédures d’évaluation conforme à la doctrine étatsunienne : l’EFSA reprend le concept d’équivalence en substance, qui serait suffisant pour montrer l’innocuité d’une PGM pourvu que son analyse chimique soit comparable à celle de la même plante non modifiée (sauf la présence du transgène).Ce concept ignore les interférences entre divers éléments du génome, et aussi la configuration spatiale d’une molécule qui peut lui donner des propriétés nouvelles sans modifier sa formule chimique, comme pour la protéine prion à l’origine de la maladie de la vache folle. Mais cette mesure éviterait largement aux marchands de PGM les coûts induits par des études toxicologiques sérieuses, telles que convenues à l’issue des récentes controverses.
Ce qui est certain, c’est que l’EFSA est le lieu d’un lobbying intense qui ne peut conduire qu’à de mauvaises manières… L’Europe n’est évidemment pas la seule cible des multinationales, ni la seule région où l’autorité de la « science », même partiale, est brandie comme nécessaire et suffisante au bien public. On peut rappeler qu’au Brésil, en août 2012, le lobby des industries alimentaires (ABIA) s’était indigné d’une décision du Tribunal de Brasilia pour étiqueter la teneur en PGM sur les produits destinés à la consommation humaine. Car, proclamaient les industriels, puisque ces produits ont été expertisés par la Commission technique sur la biosécurité , il ne peut pas y avoir de risque à les consommer.. L’argument est irréfutable si on veut croire que cette expertise de « la science » suffit pour faire le tour du problème. Déjà, en 1997, Axel Kahn avait démissionné de la présidence de la Commission du génie biomoléculaire (CGB) parce que le gouvernement français, en interdisant la culture d’un maïs GM, n’avait pas suivi les recommandations positives des scientifiques. Le raisonnement était : « si les politiques nous ont mandatés c’est bien parce qu’ils n’ont pas la capacité d’expertise qui leur permettrait de contredire nos avis »… L’expertise est souvent sacralisée comme seule évaluation sérieuse (celle de « la science ») sans que des questions préalables soient posées, par exemple sur les intérêts matériels ou idéologiques dont sont porteurs les experts ou sur la prise en compte par l’expertise d’autres facteurs que toxicologiques comme l’environnement, l’économie paysanne, les échanges internationaux…
Peut-on concevoir d’autres outils qui ne se réduiraient pas à l’expertise technique qu’encensent autant les décideurs politiques que les industriels ? Il existe presque toujours des personnes ou des structures (surtout associations) informées mais porteuses d’avis différents de ceux des experts officiels, lesquels sont issus en général de l’institution scientifique . Ces points de vue doivent être intégrés dans l’expertise où ils seront argumentés et discutés. Par ailleurs l’expertise ne doit pas être seulement une production technique mais doit comprendre et respecter l’avis de personnes compétentes dans d’autres disciplines : dans cet exemple des PGM, on ne peut pas négliger l’apport de juristes, anthropologues, économistes, historiens, psychologues, sociologues,… C’est l’orientation heureuse qu’a prise l’ANSES ( Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé) afin que l’avis ne soit pas seulement celui des spécialistes scientifiques , au regard forcément étroit et souvent en conflit d’intérêts avec des acteurs du marché. Ainsi, en recherchant la variété (des disciplines comme des experts au sein de chaque discipline) on peut obtenir un tableau assez complet des avantages et inconvénients d’une innovation.
Pourtant, quand une technologie fait l’objet de controverses, comme les PGM, le nucléaire ou les nanotechnologies, l’expertise est seulement un document sérieux de travail qu’il faut transformer en décision politique : il s’agit d’utiliser des informations et interprétations très variées pour définir une attitude qui s’appliquera à toute la société. Revenons aux plantes modifiées génétiquement: le thème de la coexistence entre PGM et cultures non GM a produit de nombreux rapports dont le but est de dire comment concilier la liberté de produire GM et celle de s’en passer. C’est un peu comme vouloir concilier le droit des pêcheurs industriels d’épuiser les ressources de l’océan par leurs méthodes intensives et le droit des artisans de continuer à pêcher quand le poisson a disparu… Car, en matière de PGM, les partisans de la coexistence ne nient pas que les effets sur les autres plantes et l’environnement soient inévitables, ils veulent établir des règles pour qu’un seuil tolérable soit respecté.Tolérable, c’est combien ? qui en décide ? Faut-il tolérer une nuisance inutile pour les consommateurs (1) ?
L’utilité sociale des PGM n’est jamais prise en compte, seule compte l’innocuité prétendue. Or, la balance bénéfices/risques doit être instaurée, comme on tente de le faire pour les médicaments. Mais, au contraire du médicament, s’agissant d’une technologie qui met en jeu la culture et la nature, aucun comité d’experts ni aucun élu ne peut prétendre représenter la population. C’est pourquoi il n’est pas plus satisfaisant de confier au pouvoir politique l’interprétation de l’expertise que de faire produire cette expertise par quelques spécialistes. Seul un collectif de citoyens sans intérêts particuliers, et oeuvrant selon un protocole exigeant (2), peut transformer le faisceau d’éléments constituant l’expertise en orientation pour une décision conforme au bien commun. Ainsi pourrait-on construire une chaîne de compétences et de responsabilités en dissociant et en hiérarchisant expertise savante, avis citoyen et décision politique. Evidemment, pour les problèmes d’impact planétaire comme les PGM, ce schéma doit ambitionner des décisions mondiales.
(1) J Testart : A qui profitent les OGM ?; CNRS ed, 2013, 80 pp, 4 euros
(2) Voir l'article suivant sur le site de FSC Convention de citoyens