Sciences et Avenir, janvier 2012, 889

Posons la question à un lapin un peu savant. Il répond : « C’est un ennemi qui nous met en cage ou nous tire au fusil puis nous mijote en cocotte… ». Essayons avec un chien un peu savant : « C’est une bête orgueilleuse qui nous aime avec un collier ou faisant des galipettes dans ses cirques, et qui se sert de nous pour attraper des lapins… ». Alors tentons une truffe : « C’est un passant irrespectueux qui nous traque avec des chiens savants et nous cuisine avec n’importe quoi, même du lapin !... ». Témoignages qui rappellent que l’homme est de la nature plus qu’il ne le croit, et révèlent que la nature n’en veut plus. On trouvera toujours ici ou là un chien qui remercie pour sa soupe ou un oiseau réparé, même un arbre sauvé de l’incendie, tous redevables de presque rien. « L’homme, tout compte fait, n’a rien à dire de l’homme. Etant seul à se juger, il peut se grandir ou se réduire à sa guise : tel un fou qui, sans risque de contradiction, pourrait choisir entre le délire des grandeurs et celui de l’indignité…Il n’existe pas de réponse valable pour celui qui pose lui-même les questions… » (1). Et aussi : « l’homme est soluble dans la nature…La seule chose dont je sois vraiment sûr, c’est que nous sommes de la même étoffe que les autres bêtes ; et si nous avons une âme immortelle, il faut qu’il y en ait une aussi dans les infusoires qui habitent le rectum des grenouilles… ». Ce qui nous avance pour refuser le mythe de la bête élue.

Reste à considérer la place de l’homme dans l’arbre de l’évolution : en est-il l’aboutissement ou seulement le bout d’une branche parmi les autres ? S’accrocher à la première hypothèse reviendrait à cautionner une opposition fondamentale entre les infusoires intestinaux des batraciens , fruits du hasard évolutif, et « la bête qui sait qu’elle doit mourir » . Ici se manifeste la différence entre deux courants de pensée que nombre de rationalistes condamnent dans le même opprobre.Il y a la pensée religieuse, après que les monothéismes eurent écrasé les religions primitives dans notre culture: loin de se réduire à l’animal, l’homme serait en relation privilégiée avec Dieu. Et il y a la modestie naturaliste, héritière clandestine de l’animisme et du chamanisme : tous les êtres se valent tant leur création résulte d’un miracle de complexité où la hiérarchie n’a pas de place : « Enseignez-moi la mouche, je vous fais grâce de l’homme… ». Quiconque a observé sans préjugé et avec persévérance n’importe lequel des individus qui peuplent le monde vivant ( mais la connivence nous vient plus sûrement pour l’animal que pour la plante) ne peut qu’être émerveillé en contemplant une machine parfaitement fonctionnelle mais aux agissements infiniment variés.On sait aujourd’hui que les bêtes (et même les plantes) sont douées de langage, que certaines ont une culture, connaissent les émotions et la compassion, toutes propriétés qu’on réservait à l’homme depuis 2000 ans… D’où les incertitudes sur « la nature humaine »… Mais quelles connaissances nous réserve l’avenir ? Quelle culpabilité pour ce si long mépris de la bête?

Nous sommes confrontés à deux tentations contradictoires : confondre notre condition avec celle d’une bête ordinaire et alors, peut-être, nous interdire toute exploitation des autres espèces et de la nature ; ou refuser l’état hérité de l’évolution en prétendant modifier délibérément notre identité et mépriser les autres vivants. L’homme est l’animal qui se croit géant dans un costume toujours trop étroit, d’où ses essais pour s’améliorer par l’eugénisme et asservir la nature par la technoscience. Nous savons modifier des éléments naturels : sols, rivières, air, montagnes mais, ce faisant, nous avons exacerbé les colères de la nature : ouragans, tsunamis, réchauffement, pollutions nous menacent. Ce qui fait défaut à l’homme n’est pas le pouvoir de changer les choses, c’est celui de maîtriser ces changements, c’est à dire d’en tirer du bien plutôt que de l’aléatoire. Il est urgent d’apprendre la précaution car l’homme est surtout cette bête capable d’annihiler sa vie et celle de toutes les autres, sans même l’avoir choisi. Imaginer que l’issue à cette absurdité passerait par l’artificialisation de la bête humaine que propose le transhumanisme serait comme nager plus vite vers le large quand la mer déchaînée interdit toute chance de retour à la plage.


(1) Toutes les citations sont empruntées à Jean Rostand, Pensées d’un biologiste, Stock, 1954