Préface pour Frédéric Prat : OGM : la bataille de l’information. Des veilles citoyennes pour des choix technologiques éclairés. Ed Charles Léopold Mayer, 2011

Parmi les crises qui affectent notre système politique, dont la qualification de « démocratie » est de plus en plus usurpée, il y a l’information des citoyens. La carence en ce domaine s’aggrave alors que les moyens techniques d’information sont de plus en plus sophistiqués et disponibles pour tous. C’est donc qu’un parti pris de ne pas informer, ou même de désinformer, règne dans les sphères politiques, scientifiques et économiques lesquelles, par la toute puissance de la technoscience , assurent un ordre favorable à des intérêts particuliers. Le discours officiel est celui de la recherche du bien commun et on invente dans ce but déclaré des structures et procédures en France, en Europe et pour le monde entier. Pourtant ces régulations échappent au contrôle des citoyens et deviennent vite les lieux privilégiés pour les actions des lobbies industriels. Comment, par exemple, prendre encore au sérieux les conseils (qui deviennent vite des décisions politiques) de l’EFSA quand on constate que cette Agence européenne de sécurité alimentaire n’a jamais refusé la commercialisation d’une seule plante transgénique et qu’on apprend que sa présidente fricote avec un organisme créé par l’industrie agro-alimentaire pour faire valoir ses intérêts ? Comment faire confiance à l’OMS (Organisation mondiale de la santé) qui émet des avis largement inspirés par l’industrie pharmaceutique comme on l’a vu à propos de la grippe A- H1N1 dont les risques ont été délibérément surévalués pour générer de fructueux profits par la vente massive de vaccins inutiles et peut-être dangereux ? Et il en est de même dans tous les secteurs innovants si bien qu’on doit interroger les structures officielles d’évaluation et de décision quant à leur scientificité et leur objectivité.

Qui sont ces scientifiques devenus experts, pour certains à force d’intrigues mais pour la plupart parce qu’ils détiennent une authentique connaissance des dossiers scientifiques et techniques ? Y répondre c’est aussi remarquer qu’à une époque où toute recherche se mène en partenariat avec l’industrie les laboratoires performants, qui fournissent des experts actifs dans toutes les Commissions, Agences, Rapports,…sont aussi ceux dont l’activité dépend le plus du soutien de ces industriels… C’est en quoi il est illusoire de penser que la « déclaration de conflit d’intérêt » est un garde-fou efficace contre la manipulation des vérités scientifiques. Pour résister à un avis dicté par des intérêts particuliers le plus sûr est de lui opposer un autre avis dicté par d’autres intérêts, selon le principe de l’expertise contradictoire. Il est rare que des industriels concurrents s’affrontent dans de telles joutes, d’autant que leur intérêt commun est supérieur au sort de telle production particulière : la défense des PGM par exemple crée une belle unanimité des entreprises concurrentes pour financer des lobbies oeuvrant à l’intérêt commun…des industriels. Mais, outre qu’il existe des experts délivrés de leurs liens avec les intérêts privés (à l’occasion d’un reniement… ou plus souvent de la retraite) la société civile secrète aussi ses experts , lesquels sont de plus en plus nombreux et compétents dans tous les domaines.Depuis quelques dizaines d’années des associations se créent, fréquemment suite à une catastrophe démontrant dans la douleur les carences de l’expertise officielle, et elles prétendent à la reconnaissance de leurs savoirs. Ces savoirs nouveaux, conséquences des innovations récentes, s’ajoute aux savoirs ancestraux tels ceux des paysans accumulés depuis 10000 ans. Constituant le « tiers secteur de la connaissance », celui qui ne provient pas des laboratoires officiels, ces savoirs devront s’imposer dans l’évaluation qui ne peut plus se réduire à l’examen sophistiqué de la partie seulement apparente des objets expertisés.
Le champ d’expertise de la technoscience était jusqu’ici limité aux sciences « dures » mais un fort courant venu de la société comme de l’université démontre qu’on ne peut pas limiter l’évaluation d’une technique ou d’un produit à ses seules incidences mesurables par la physique ou la chimie, et en conséquence qu’il faut assurer un pluralisme disciplinaire au sein des instances d’évaluation. Pour exemple, l’évaluation des impacts socio-économiques des PGM est enfin à l’ordre du jour de l’EFSA et , dans ces domaines presque vierges chez les industriels, l’expertise indépendante devrait trouver plus aisément sa place. L’expertise se nourrit aussi d’études plus ou moins savantes dont les résultats et les sources de financement doivent être publiés . Car la transparence est une des obligations des commissions d’expertise et il est inadmissible que les demandeurs d’autorisation pour un produit dont l’innocuité est inconnue s’arroge le droit de dissimuler des données défavorables. Dans la récente proposition de loi portée par la FSC (voir le site de FSC) , une Haute Autorité de l’expertise et de l’alerte (HAEA) serait chargée d’édicter et faire respecter la déontologie de l’expertise et aussi de traiter les alertes en matière de santé et environnement. Sur ce dernier point il ne s’agit pas seulement d’assurer la protection des lanceurs d’alerte, ces vigiles du « progrès », contre leurs employeurs et d’autres pouvoirs, mais de protéger l’alerte elle-même : combien de drames évités par le suivi de nombreuses alertes même si seulement une seule se révèle pertinente !
Il n’y a pas de Veille citoyenne d’information en l’absence de sources crédibles, voilà pourquoi il faut réformer l’expertise scientifique et technique. Mais une bonne décision politique ne doit pas mépriser l’avis qu’émettent des citoyens informés sur l’opportunité et les modalités d’une dissémination technologique…une condition pourtant jamais respectée. Il ne suffit pas de solliciter l’expression de chacun dans les fameux « débats publics » (en réalité bien peu de monde et souvent des porteurs d’intérêts particuliers) pour prétendre que la participation a été assurée. Participer ce n’est pas seulement s’exprimer, c’est contribuer à la décision. Ce qui exige de respecter les avis variés mais aussi de pouvoir accorder à chaque avis un poids relatif selon l’importance de l’adhésion qu’il rencontre dans une population bien éclairée, une exigence qui ne peut être remplie que par des procédures réellement participatives sans être démagogiques : les conventions de citoyens (voir le texte sur le site de FSC)

Les Veilles citoyennes peuvent contribuer à alimenter en informations de telles procédures. Elles peuvent aussi contester les manquements à la démocratie de ces consultations trop fréquentes qui méprisent les avis d’acteurs non institutionnels, ou éliminent les argumentations gênantes, ou même qui succèdent à la prise de décision…Ainsi une Veille citoyenne d’information n’est pas un média ordinaire. Outre ses obligations d’intéresser et instruire un large public en lui proposant une documentation sérieuse et vérifiée, cet outil a une dimension citoyenne qui l’amène à se préoccuper des conditions d’acceptation ou de refus des propositions de la technoscience. C’est parce que ces conditions sont critiquables, et souvent scandaleuses, que les acteurs de la Veille citoyenne d’information deviennent suspects aux yeux de ceux qui souhaiteraient une moindre vigilance. En découlent des problèmes concrets comme la méfiance de certains experts à répondre aux sollicitations pour s’exprimer et débattre dans le cadre de la Veille ou, plus grave, la difficulté pour obtenir les moyens matériels indispensables . Le public auquel s’adresse une veille citoyenne est peu solvable mais un travail sérieux nécessite des enquêtes lourdes, la vérification de chaque information, si bien que l’équilibre financier est continuellement acrobatique en l’absence d’aide ministérielle (exemple : le ministère de l’environnement s’est retiré de cette mission à l’égard d’inf’ogm il y a bien longtemps).

Pourtant cet idéal pour la recherche d’objectivité mériterait d’être mieux honoré. Si on peut considérer la Veille citoyenne comme une activité militante, ne serait-ce que par l’abnégation et l’enthousiasme de ses principaux acteurs, elle apparaît comme un accident du militantisme par son souci impérieux de fuir les parti pris malgré les convictions qui, évidemment, s’imposeraient plus facilement… Ce livre est le bilan d’une décennie d’essais pour contourner toutes ces difficultés avec l’ambition de construire un outil de service public d’information , artisanal mais exemplaire par sa compétence et son honnêteté . C’est aussi un appel à la convergence des Veilles citoyennes d’information qui apparaissent dans de nombreux secteurs, afin d’échanger les expériences et de faire poids face aux manipulations de l’opinion. Toute personne soucieuse de démocratie dans ce monde en grand danger profitera de ces analyses et sera peut- être tentée de contribuer à la suite…Frédéric Prat a fait un rêve éveillé: et si toutes les Veilles citoyennes du monde voulaient se donner la main ? ça ferait une jolie ronde pour préparer demain !

Jacques TESTART,
Président de Fondation sciences citoyennes (FSC)
Ancien Président d’inf’ogm