La Décroissance, octobre 2010.

Depuis qu’ils ont (presque) tous un téléphone mobile, les gens n’ont plus de parole. A coups de textos et d’appels de dernière minute, les rendez-vous sont repoussés ou annulés au gré des envies du moment. Un bel exemple de progrès technique au service de la régression humaine.

Pourquoi j’ai jeté mon portable ? Je ne l’avais pas acheté, c’était un cadeau ministériel au président de la Commission du développement durable (j’étais jeune). Ce truc n’avait aucune nécessité dans mes fonctions. Il permettait seulement de faire payer mes communications par le contribuable, y compris pendant les vacances. J’avais estimé que le seul usage intelligent du portable était d’en faire une borne de détresse, si bien que la bête n’était sollicitée qu’une ou deux fois par mois, juste au moment où sa batterie s’avouait déchargée…J’aurais pu la recharger (mais pour quoi faire ?) ou conserver le cadavre clandestinement. Mais les autres, me croyant à l’affût de leurs bavardages, auraient continué de s’épancher dans la machine morte. J’ai donc fait connaître mon émancipation connectique et j’ai pu vérifier que les messages importants m’arrivaient par d’autres voies...

Un vrai matricule Pourtant, je ne fus jamais tout à fait débarrassé de la chose car de plus en plus d’interlocuteurs me demandaient mon « numéro de portable »avec la certitude de poser une question pertinente. On n’échappe pas à son numéro de sécu mais peut-on échapper à un « numéro de portable » ? J’en suis venu à maudire les sonneries et bavardages indécents dans la rue, le train, le métro, le restaurant, les jardins publics, ainsi que ceux qui le pratiquent comme une nécessité alors même qu’ils s’indignent des cris d’un enfant dans les mêmes lieux. Surtout j’ai observé l’usage de la chose, écouté les conversations : « Salut ! j’suis dans l’train… », « Bonjour, t’es où ? », « Ah bon !, il pleut ? »…Sans compter les SMS. Ils me sont inaccessibles, mais ce que j’en devine me fait mal à l’orthographe. L’addiction à la communication machinique préparait en fait l’arrivée des récents gadgets multifonctions transformant chacun en un bureau mobile. Car le « segment intelliphone est un nouveau 1492 qui nous fait découvrir le continent numérique » a t-on appris chez Isabelle Giordano (France Inter, 26 avril 2010), ce qui postule une définition bien réductrice de l’intelligence…

Remettre à plus tard
Des livres ont été écrits pour critiquer le portable. Outre les risques sanitaires qui lui sont associés, il vous piste partout, vous impose l’exhibition des autres, ne vous laisse jamais seul quelque part (même si ce sont les autres qui sont reliés). Et la médiocrité des relations ainsi instituées deviennent peu à peu la norme des relations humaines. En fait, le portable n’est réputé « indispensable » que parce que (presque) tous les autres en ont un (ou plusieurs…) Cependant, la tare essentielle de cette machine ne semble pas avoir été décrite. La plupart des appels ne sont en fait que des invitations pour un appel ultérieur : « Bon, là j’suis à la Bastille, j’te rappelle à Nation… », « ça passe à 20h au Trianon ou alors à 22h au Paramount, on s’rappelle pour dire où … ». La disposition permanente et généralisée de ces prothèses conduit leurs porteurs à toujours différer leurs décisions. Le portable c’est l’outil d’indécision. Imagine t-on que cette perte de la volonté et de la capacité à prévoir puisse être sans effet sur les comportements humains ?