Le Monde.fr, 4 juin 2010
Le citoyen spectateur, pour combien de temps encore?

La publication de l’ouvrage de Claude Allègre a suscité de vives réactions de part et d’autres. Fait remarquable, toutes en ont appelé au citoyen, ses droits, etc. mais aucune ne s’est souciée de savoir si le citoyen avait la possibilité de s’exprimer et de décider de manière informée et circonstanciée.

Qu’il s’agisse des tribunes d’Olivier Godard (Alternatives Economiques, 12 mars 2010), de Jean-Charles Hourcade et alii (Le Monde, 6 avril 2010) ou de celles, opposées, de François Ewald (Les Echos, 2 mars 2010) et d’Henri Atlan (Le Monde, 23 mars 2010), toutes ont tenté de ramener le débat sur les priorités en matière de changements climatiques à un problème scientifique. Pour les alliés d’Allègre, le changement climatique est avant tout le résultat d’une funeste confusion entre science et politique, les écologistes étant les principaux fauteurs de trouble. Pour ses contradicteurs, l’enjeu est de se défendre d’un quelconque écologisme. De part et d’autre, on se réclame d’une « éthique de la science ».

L’ennui, c’est que les défenseurs de cette éthique de la science sont les premiers à ne pas en respecter les fondamentaux. Leur propos n’est pas de parler de science du climat mais d’influencer la décision publique, position clairement revendiquée par Claude Allègre. Les faits sont instrumentalisés pour défendre des valeurs. Ainsi Henri Atlan pose qu’« il vaut mieux s'attaquer aux problèmes d'environnements locaux, pollution atmosphérique des grandes villes, pollution des mers et des rivières par le surcroît de déchets dû à la surpopulation ». La métaphore du « guide de montagne » utilisée par J.-C. Hourcade et alii est parlante : le scientifique montre le chemin à suivre, le quidam n’a d’autre choix que de suivre docilement. Aucun d’entre eux n’a respecté cette éthique qui devrait les conduire à… laisser le choix des risques et des priorités, notamment énergétiques au citoyen . Ce que ces « experts du climat » se disputent, c’est la décision publique,. Et cela en utilisant leur autorité scientifique.

L’éthique scientifique voudrait au contraire que les scientifiques s’en tiennent d’abord aux faits, tous les faits mais rien que les faits, le savoir qu’ils en tirent dépendant de leur propre vision du monde. Le débat sur les priorités, sur les valeurs devrait être soigneusement séparé, sur un plan institutionnel. Il n’est pas acceptable que les mêmes personnes s’expriment sur un sujet et sur l’autre sans changer de casquette, laissant croire que la question des priorités peut aussi être tranchée de manière scientifique. Que ceci se produise montre à quel point notre démocratie est mal en point. Qu’il s’agisse des médias et des éditeurs, qui se renvoient la balle et considèrent qu’une opinion d’Allègre vaut bien une opinion de Godard, et qu’une opinion de la société civile organisée (comme celle des ONG) ne vaut rien. De la représentation, qui ne se saisit pas du dossier, jusqu’aux corps intermédiaires qui, tels l’Ademe, n’informent le citoyen que dans la mesure où cela ne dérange pas les intérêts bureaucratiques de l’Etat et de ses champions industriels, tout concourt à mettre le citoyen en situation de subalterne : tout le monde parle en son nom mais personne ne se soucie de connaître son avis.

Nous pensons au contraire que le citoyen ordinaire, celui qui n’a pas d’autorité scientifique ni aucun intérêt direct à une position ou à une autre, doit être replacé au centre des débats. Plutôt qu’être l’arène pour une bataille entre arguments scientifiques ( lesquels devraient trouver place dans les journaux spécialisés suivant les règles habituelles de la communauté scientifique) , les médias devraient plutôt aborder des questions telles que la critique des procédures d’expertise et de décision collective. Sans ce pas de côté, le citoyen continuera d’être posé en spectateur d’un match dont l’enjeu est pourtant de décider de son avenir. Les politiques scientifiques et techniques, et tous les choix de société qu’elles impliquent, continueront de se faire sans lui.

La complexité de l’enjeu est un faux problème. Une affaire criminelle n’est pas moins complexe, la décision finale revient pourtant à un jury populaire composé de non-spécialistes tirés au sort. Le tirage au sort est une procédure qui devrait être remise au goût du jour. L’exemple de la conférence de citoyens organisée sur « changements climatiques et citoyenneté » par la Commission française du développement durable en 2002 l’a bien montré. Les citoyens ont parfaitement compris les enjeux et ils ont été capables de faire des recommandations dont la cohérence vaut bien celle de nos experts officiels. A la différence de ces derniers toutefois, leur avis a été ostensiblement ignoré par les médias. Qui a cherché à améliorer l’information du citoyen dans ses choix quotidiens ? Principalement les associations et ONG, avec qui nos experts ne veulent surtout pas être confondus. Qui sont les associations et ONG ? Des citoyens engagés. Les Claude Allègre, François Ewald, Henri Atlan voient par contre leurs papiers publiés avec empressement, au nom de leur autorité scientifique qui ne justifie pas leurs propositions concernant la société .

La procédure utilisée lors de la conférence de citoyens ne permet pas de déterminer les faits mais de les évaluer, et d’en tirer des propositions raisonnables en tenant compte des contradictions scientifiques comme des contraintes sociales. Elle ne peut remplacer la représentation nationale qui décide in fine, mais peut influencer les choix qui sont faits par chaque citoyen dans son quotidien. En effet, les propositions d’un tel jury, informé et dénué de conflits d’intérêts (Libération, 26 novembre 2007), sont éminemment crédibles pour toute la population et constituent une aide pour les choix individuels autant que pour les choix politiques. Il est urgent de se saisir des propositions qui sont faites, notamment par la Fondation sciences citoyennes pour légaliser cette procédure. (http://sciencescitoyennes.org/spip.php?article1645).

Fabrice Flipo, Elise Demeulenaere, Jacques Testart, administrateurs de Fondation sciences citoyennes