La Décroissance, avril 2010

La recherche a produit certaines façons de vivre dont l’abandon serait douloureux mais dont le maintien requiert encore plus de recherche. Prolonger ce système ne serait acceptable que si les modes de vie qui en résultent sont compatibles avec la durabilité. Déjà, concernant les acquis, les choses ne sont pas évidentes. On peut convenir que vivre jusqu’à 70 ans et plus réjouit bien du monde, et il existe de nombreux artifices que beaucoup refuseraient d’abandonner, par exemple utiliser un téléphone portable, suivre la mode vestimentaire, pouvoir écouter chez soi un CD, se déplacer en véhicule personnel ou avoir recours à la procréation assistée…C’est que les humains du 20ème siècle, plus que les précédents, sont prisonniers du « progrès », qui n’est souvent que le confort.

Au début des temps de l’homme inventif la situation était simple : créer ou non le progrès (et on peut parier que les réserves et les précautions étaient encore plus laxistes qu’aujourd’hui…). Mais désormais la question est double : faut-il maintenir tous les acquis ? Faut-il en produire de nouveaux. Au delà de la satisfaction des besoins de base (se nourrir, se vêtir, se loger), les artifices sont toujours des luxes. L’ennui est qu’aussitôt que ces luxes deviennent largement partagés ils constituent de nouveaux besoins « de base » et engendrent alors leur dépassement par de nouveaux artifices dont les coût écologiques et anthropologiques vont croissants. On voit bien que c’est idiot mais cela n’empêche pas la tentation… Surtout pour ceux qui en font commerce.

S’agissant de la science à venir, une limite simple (trop simple) à l’absurdité serait de se passer de nouvelles innovations. J’ai coutume de définir la bioéthique comme étant l’art de différer les manipulations de l’humain jusqu’à ce qu’elles puissent être acceptées sans violence. La technoscience reposant davantage sur le marché n’a pas de ces pudeurs et la compétitivité a vite fait d’y remplacer tous les autres arguments. Mais le résultat est comparable : la machine à trouver n’a pas de frein! Et en plus elle écrase bien des acquis puisque les efforts incessants pour découvrir s’accompagnent du mépris de ce qu’on savait déjà, comme chez les paysans ou les artisans, ces savoirs dont certains commencent la reconquête.

Au point où nous en sommes, il faut distinguer quatre fonctions pour la science à venir : permettre aux plus pauvres de survivre, aux riches de survivre à l’abondance, à tous de se prémunir des adversités à venir, et finalement à l’humanité de s’offrir encore le luxe inouï de vouloir comprendre le monde. Sur ce dernier vœu, on peut estimer qu’il existe des savoirs globalement négatifs dont on devrait s’abstenir : reconstituer le virus de la variole, chercher des gènes liés à l’intelligence ou à l’homosexualité, fabriquer des plantes ou des animaux incapables de s’adapter à l’environnement naturel, améliorer les performances de l’homme normal (transhumanisme)…. Mais, à côté de ces délires, qui pourtant occupent déjà des chercheurs, que faire d’un savoir que nul ne peut s’approprier parce qu’il fut conçu grâce à des machines effroyablement sophistiquées, maniées par des spécialistes nombreux et de disciplines variées, si bien qu’il est de plus en plus inaccessible à chaque mortel, fut-il un savant. Augmenter le savoir c’est augmenter la masse des innovations, ce qui n’est supportable pour l’homme et la planète que si on dispose d’un système régulateur, lequel ne peut pas demeurer l’affaire exclusive des chercheurs et des industriels. Or, la « participation » du public , que le pouvoir s’obstine à utiliser comme un leurre démocratique (voir ma rubrique ?), demeure encore cantonné à l’aval de la science, quand les innovations sont déjà sur le marché, dans la rue ou dans les champs. Il faut imposer, en amont, la soumission des grands projets de recherche à l’avis de citoyens dûment éclairés. Les risques comme les nécessités imposent de mettre la science en démocratie.