Préface pour C Vélot, pour son ouvrage "OGM : tout s’explique", Ed. Goutte de sable, 1989.

Depuis bien des années Christian Vélot répandait ses discours. Et quels discours ! Pédagogue né , mais aussi tribun de conviction, il mettait en balance dans des conférences sans concession les faits scientifiques avec les misères sociales , les appétits économiques et les insuffisances politiciennes . Et laissait ébaubies des assemblées de citoyens des villes ou des champs soudain libérés des inhibitions disposées perfidement autour de leur intelligence. A t-on assez remarqué que la plupart des vulgarisateurs scientifiques sont incompréhensibles ? Jean Rostand, qui tenait l’éducation populaire comme un acte fondateur de la démocratie , disait que vulgariser est le contraire d’une activité vulgaire. On reconnaît chez certains scientifiques une incapacité à dépasser leur petit objet et le langage étriqué qui va avec, et aussi la logique bornée qui va avec. Mais pour d’autres, pour la plupart de ceux dont raffolent les tribunes médiatiques, l’éloquence n’est pas absente et alors on dirait que d’être incompris du public leur prouve le bien-fondé de l’ordre social et vient justifier leur statut… Car enfin « Si tous ces bouseux, ces épiciers et même ces notaires étaient capables de comprendre mon discours, à quoi auraient servi mes études difficiles et mes longues recherches ? » s’indigne l’infatué , refusant que tout cela serve aussi à se faire comprendre par les autres qui sont quand même ses semblables ! Mais il est une autre raison au déguisement des choses simples par ceux qui aiment se faire nommer « savant » alors qu’ils ne sont plus que des techniciens au service de l’innovation marchande : faire admettre aux profanes que ces territoires ne leur sont pas accessibles et se protéger ainsi de toute velléité, populaire et indécente, de juger les activités de laboratoire. Ce qui permet aussi que tel chercheur appartienne aux instances officielles qui expertisent les OGM et puisse ainsi obtenir leur dissémination alors qu’il est lui-même fondateur d’une start-up fabriquant des OGM …

Alors, depuis bien des années, Christian répandait ses discours comme Monsanto ses OGM, mais c’était des discours décapants et il est bien dans l’ordre des choses que la police de la science finisse par s’en mêler. Coupe dans les crédits, déménagement du labo, perte d’une technicienne, dissolution de l’équipe, isolement sanitaire…La bête se défend comme elle peut et elle peut beaucoup. Une seule incertitude sur les causes de cet acharnement : est-il motivé par l’alerte contre les plantes génétiquement modifiées (PGM) ou par l’alerte contre les dérives de la recherche-bizness … qui conduisent aux PGM? Il se trouve cependant que Christian est relativement chanceux, ou remarquablement persuasif : combien de scientifiques auraient pu comme lui recueillir pour leur défense la signature de 50000 personnes ? cinquante mille ! Sans oublier cette manifestation historique où pour la première fois un campus universitaire , celui d’Orsay où travaille Christian, fut envahi par 500 personnes qui scandaient « Les chercheurs avec les citoyens ! » sous les fenêtres closes de labos qui laissaient entrevoir des visages inquiets ou courroucés. C’était, en cet été 2008, la première manifestation populaire pour contester un ordre archaïque qui prétend consommer les impôts des gens sans se préoccuper de leurs besoins. Ce mouvement devrait faire date dans l’histoire de la mise en démocratie de la technoscience.

Donc, depuis bien des années, Christian répandait ses discours et l’enthousiasme des gens, surpris de tout comprendre, augmentait sans cesse les sollicitations pour de nouvelles conférences. Ainsi se polissent les phrases et s’aiguisent les arguments au fil des répétitions, et alors c’est un texte qui se construit, par un chemin inverse de celui du comédien. Quand le texte est à point l’orateur le sent de façon évidente parce qu’il coule sans contrôle comme s’il avait été appris, parce que les questions du public ne surprennent plus, parce que la maturité du discours reflète la longue confrontation entre les choses de la science et les soucis des gens réels. Alors, quand « Tout s’explique », il est temps de passer à l’écrit. C’est fait. On retrouve dans ces lignes les bonheurs de langage de Christian. Foin de la langue de bois des technocrates, voici la langue de chair du biologiste, avec ses expressions imagées, ses comparaisons audacieuses ou déroutantes, tout ça enveloppé dans l’humour malgré la gravité de la cause. Et toujours ce souci d’exposer clairement de quoi on parle mais sans concession à l’exactitude parce que les « profanes » ne peuvent s’approprier la controverse que s’ils ne sont plus considérés comme des acteurs de second rôle.

Est-ce un hasard si cet ouvrage rassemble, avec son auteur et ses préfaciers, l’état-major des scientifiques en opposition déclarée au Téléthon ? Trois, cela fait bien peu de monde mais c’est que relativement peu de collègues n’émargent pas au petit Noël distribué par cette entreprise de bluff en décembre. Et même ceux qui ne touchent pas demeurent pour la plupart persuadés que les capacités d’action de la technoscience dépendent surtout de l’argent qu’on injecte dans la machine à chercher. Comme si le fric permettait de dépasser n’importe quelle adversité ou de résoudre n’importe quel problème. Comme si on pouvait acheter la « maîtrise » du monde , but proclamé par les fanfarons de la technoscience! C’est bien le constat de son incapacité à maîtriser la vie quotidienne de ses levures transgéniques qui a amené Christian Vélot à crier partout qu’on ne sait pas où l’on va en disséminant des PGM dans les champs. Et ceci malgré les milliards de dollars gaspillés pour cette innovation dont les lobbyistes ne réussissent toujours pas à démontrer un intérêt réellement acquis pour les populations ! Cela fut évident lors du récent débat à l’Assemblée Nationale. Considérons le grotesque de cette situation: est-il raisonnable de payer nos élus pour qu’ils perdent leur temps à jouer une partie imposée par des multinationales à partir d’hypothèses illustrées sur papier glacé mais qui ne sont que virtuelles ou falsifiées ? Hypothèses pour lesquelles la population ne voit aucune urgence… mais craint des conséquences néfastes.
Il n’est pas irresponsable de courir un risque (cela arrive pour toute innovation) mais encore faudrait-il que des avantages soient sérieusement escomptés pour justifier cette prise de risque. Quand ces avantages, toujours repoussés à plus tard, n’appartiennent qu’à l’idéologie de la promesse, il devient urgent d’attendre. Par exemple qu’on devienne capables, comme promis par le professeur Tournesol (il n’y a pas que Claude Allègre !) de faire pousser dans le désert des oranges bleues et « toutes les grandes cultures indispensables à la vie de l’homme » (Tintin, 1965)… Alors il faudra interroger le peuple, et particulièrement les nomades du désert, pour savoir ce qu’il faut faire avec ce « miracle de la science », sans oublier aucune de ses facettes moins alléchantes, à commencer par la nécessité d’irrigation! Un choix technologique est toujours un choix de société mais le problème est que la société n’est jamais sollicitée pour contribuer effectivement à ce choix.

Une question qui me turlupine (parce qu’on me la pose souvent à propos de ma propre trajectoire…) est de comprendre pourquoi un chercheur statutaire devient celui qui scie la branche sur laquelle il pourrait s’asseoir pour se reposer ? Alors je constate que Christian et moi étions en marge dés le début (milieu modeste, famille très nombreuse) et que nous n’avons pas suivi un « cursus normal », comme si de ne pas avoir été dans le moule nous avait faits plus vigilants, et bientôt rebelles. C comme croquant, J comme jacquerie… Ajoutons donc que Christian et moi avons côtoyé tôt le milieu paysan où nous avons pris des leçons d’intelligence car c’est bien parmi ceux-là (j’ai dit « paysans » et pas « agriculteurs ») qu’on trouve les derniers travailleurs des pays industrialisés qui prônent la « bonne vie » afin de s’épanouir dans l’harmonie plutôt que la compétition pour consommer davantage en polluant encore plus. Décidément, encore des gens en marge, c’est à dire en avance pour montrer qu’il faut rebondir vite, avant que l’humanité ne se plante grave. Et que devient le paysan (c’est à dire l’homme originaire et gardien de la nature) dans un monde selon les PGM ? Il meurt ou devient « agriculteur raisonné » en perdant toute relation avec la nature, ce qui est une autre façon de mourir.
La hargne lucide de Christian Vélot est peut-être aussi pour honorer ses origines.