Le Sarkophage, 4, janvier 2008

Les nanotechnologies concernent des techniques ou des produits qui manipulent des structures à l’échelle des atomes et molécules (le milliardième de mètre). A l’échelle « nano », les substances ont un comportement diffèrent qui se rapproche de celui des atomes , gouvernés par les lois de la physique quantique : des métaux peuvent être transparents, des substances inertes peuvent devenir chimiquement très réactives et des substances non conductrices peuvent conduire l’électricité. Les nanomatériaux se présentent sous forme diverses (particules, fibres, tubes, cristaux,…). Cette technologie, née dès 1981du microscope à effet tunnel permettant de manipuler et assembler les atomes, se place à l’interface de la biologie, de la chimie, de la physique, de la science des matériaux et de l’informatique.

Comme le dit le Comité national d’éthique (CCNE, avis N° , 2007), le fait de manipuler la matière et le vivant à cette échelle ne constitue pas une révolution puisqu’on manipule depuis plus de 40 ans la molécule d’ADN (quelques nanomètres). De même une autre caractéristique des nanosciences, la « convergence », illustrée par le terme NBIC (convergence entre Nanotechnologies, Biotechnologies, sciences de l’Information, et sciences Cognitives) n’est pas nouvelle: la physique et la chimie sont déjà à la fois des disciplines spécifiques et des activités transdisciplinaires. Par exemple, la convergence NB (Nanotechnologies, Biotechnologies) propose la création de « vie artificielle » mais la virologie a récemment synthétisé de novo des virus, sans faire appel aux nanotechnologies. De même la convergence IC (sciences de l’Information, sciences Cognitives) propose des interfaces homme-machine déjà réalisées avec les membres artificiels répondant « à la pensée » chez des personnes amputées, sans recours à la nanotechnologie. Selon le CCNE « il s’agit plutôt d’une révolution technique qui porte – peut-être – en elle la promesse d’une révolution scientifique à venir, avec la tentation toujours présente d’une fascination pour la science fiction ». Et ressemblant beaucoup à un coup de marketing pour mobiliser des fonds industriels et publics importants : 3,5 milliards d’euros de dépenses publiques dans le monde en 2003, avec un taux de croissance de 40% par an et un chiffre d’affaires estimé à 1 000 milliards de dollars d’ici à 2015 ! L’Allemagne est le premier nanoinvestisseur en Europe (330 millions d’euros en 2006 ) devant la France (277 millions en 2005).

Pourtant, les nanotechnologies posent des questions majeures : investissements énormes et largement publics, manque de cadre législatif et réglementaire, impacts encore inconnus sur la santé humaine et l’environnement (seulement 0,4% des investissements consacrés aux risques), absence de suivi des objets et produits réalisés, conséquences sociétales non évaluées. Ainsi des nanoparticules sont déjà mises sur le marché alors qu’on sait que la toxicité peut être en rapport avec la taille des particules. La mobilité de ces particules dans le corps humain (peau, placenta, cerveau, gonades ,…) et dans l’environnement (sol, eau, air), reste en très grande partie inconnue, comme si l’exemple de l’amiante n’était pas une leçon. Au nom de la compétitivité internationale et du bien-être des citoyens, arrivent déjà 600 produits nano (cosmétiques, industrie automobile, raquettes de tennis, matériaux d’isolation,…) et bientôt d’autres concernant l’information, le militaire, la médecine, l’énergie, les écotechnologies, la sécurité , le transport, la construction, le textile… Déjà les technologies d’identification par fréquence radio (RFID, 1 milliard d’étiquettes en 2007) promettent « la protection de l’enfant », le pistage des biens, l’identification des animaux ou le contrôle des accès, mais c’est en menaçant les libertés individuelles .

Pour la promotion des nanotechnologies plusieurs « mythes recyclables » sont avancés: elles nourriront et soigneront les pauvres, protégeront l’environnement, maintiendront l’emploi … Pour l’armée américaine « la nanotechnologie est un ‘amplificateur de force’. Elle nous fera plus vite et plus fort sur le champ de bataille… avec des guerriers invincibles dotés de possibilités surhumaines, telles que la capacité de sauter sur des murs de 6m », capacités permises « en accumulant des réserves d’énergie dans les chaussures »… Au budget du Pentagone pour ces recherches (plus de 400 millions de dollars en 2004), s’ajoutent des bourses accordées à des chercheurs universitaires. Attraction de jeunes chercheurs et mise à disposition de l’armée et de l’industrie du potentiel universitaire, voilà une confusion sur laquelle s’aligne la France avec le partenariat entre l’armée (DGA) et le CEA grâce au pôle d’innovation MINATEC créé à Grenoble . Ainsi, au pays de Sarko l’Américain,« la DGA participera au choix des sujets de thèses, aux groupes de réflexion …et cofinancera certains des programmes de recherche retenus ». Pour les courants « trans-humanistes », très influents aux USA, les nanotechnologies permettront d’insérer des implants artificiels afin d’accroître les capacités de mémoire et de réflexion, d’ introduire des modifications génétiques héritables , de « télécharger » les cerveaux dans de nouvelles formes virtuelles , et même d’ atteindre l’immortalité...L’idée que l’homme maîtrise, exploite et possède la nature est ici poussée à son paroxysme et il n’est , bien sûr, pas question d’améliorer la sagesse, l’altruisme ou les prédispositions à la solidarité de nos congénères. A côté d’une humanité exclue de ce « progrès, la « superhumanité » jouirait de technologies censées optimiser les performances physiques et intellectuelles…

Face à ces délires, il faut introduire des réglementations. La Royal Society britannique (bien plus précautionneuse que notre Académie des sciences…) demande que les nanoparticules soient étudiées comme de nouvelles substances et exige un moratoire sur la dissémination de nanoparticules non fixées à une matrice, ou des recherches sur les nuisances des nanoproduits, et la détermination des responsabilités en cas de sinistre… Mais les travaux destinés à protéger l’environnement et la santé ne sauraient suffire. On manque de recherches interdisciplinaires sur les aspects sociaux et éthiques des nanotechnologies, avec la contribution des citoyens et la mise en place de dispositifs participatifs pour prendre des décisions (voir « conventions de citoyens » sur http://sciencescitoyennes.org).
Il faut aussi comparer les nanotechnologies à des voies alternatives. Par exemple, la nanomédecine pour guérir les cancers est elle prioritaire par rapport aux actions préventives sur les risques environnementaux ?
Une vraie question : est-il réellement possible d’adapter les nanotechnologies aux besoins des populations quand les projets avancés de « domination », « puissance », « compétitivité » et « contrôle » présagent d’une certaine vision du monde ? A Grenoble, capitale française des nanotechnologies, les décisions d’investissements ont été prises depuis l’année 2000 en l’absence de débats publics si bien que la conférence « Science et démocratie » (2005) était incapable de remettre en cause les choix déjà opérés. Les « débats » ne peuvent se limiter à une ingénierie sociologique de l’acceptabilité sociale de choix déjà faits, ou à une logique diffusionniste de culture scientifique, technique et industrielle, comme il est arrivé avec d’autres « leurres démocratiques ».

Pour les zélateurs des NBIC, il existerait une sorte de « sélection naturelle des technologies », le travail des scientifiques et ingénieurs consistant à faire émerger des technologies plus performantes, ce qui rend impossible toute contestation politique ou approche philosophique. Certes, on ne peut pas faire du préfixe « nano » le synonyme du diable. Mais notre indifférence politique et scientifique pourrait faire des « nanos » le symbole de notre irresponsabilité.