Par Lionel Larqué et Jacques Testart, administrateur et président de la Fondation Sciences Citoyennes

Pour celles et ceux qui pensent inéluctable – ou souhaitent – l’avènement de régimes plus autoritaires qu’ils ne le sont déjà (éco-autoritarisme, servitude volontaire 1), ces quelques lignes sont superflues. Car l’expérience dont il sera question se fonde sur des hypothèses – mais aussi des observations – qui, à notre avis, sont porteuses d’innovations démocratiques et scientifiques de premier plan. Il s’agit de recherche-action, ou recherche participative, alliant scientifiques (académiques et/ou indépendants) et acteurs de la société civile. Vous nous direz : cela n’a rien de révolutionnaire et se fait déjà depuis quelques lustres dans de nombreux pays 2. Et vous aurez raison. Mais, curieusement, il aura fallu attendre 2005 pour qu’une autorité locale française, en l’occurrence le Conseil régional Ile de France, propose, sur forte inspiration de la Fondation sciences citoyennes, d’institutionnaliser le concept de Partenariats Institutions Citoyens pour la Recherche Innovation (PICRI).

De quoi s’agit-il ? De permettre à des organisations intermédiaires (syndicats, associations, ONG, coopératives...) de proposer, de piloter et/ou de participer à des recherches qui interpellent leur objet social, en partenariat avec des laboratoires scientifiques. Le Conseil régional IdF soumet donc annuellement depuis février 2006 un appel d’offre auxquels toutes ces organisations sont éligibles. Des dizaines de projets ont été soumis et certains sélectionnés, dans la limite des lignes budgétaires (1.2 million d’euros sur 3 ans). Le succès est indéniable même s’il est encore précoce de tirer des bilans au vu de la durée moyenne des travaux de recherche (3 ans en général).

Quoiqu’il en soit, les enjeux sont de taille et l’intérêt des recherches participatives est multiple. Il vise d’abord à élargir le spectre des recherches légitimes au sein de la communauté scientifique. Pour un chercheur professionnel, décider de participer à des recherches solides en coopération avec des ONG mouvementistes plombe singulièrement les opportunités d’évolution de carrière de l’intrépide. Contrairement à une idée reçue (mais l’est-elle encore aujourd’hui), le monde scientifique n’est pas plus ouvert ni collectivement intelligent que n’importe quelle autre corporation qui se respecte et a théorisé au plus profond de ses logiques le fait qu’il est seule habilité à décider ce qui constitue une recherche légitime, sérieuse, attendue et nécessaire. Quand l’Etat finance la recherche (comme ce fut majoritairement le cas après-guerre), les programmes scientifiques relèvent avant tout de décisions politiques et l’autonomie du monde de la recherche ne demeure qu’un leurre, un mythe identitaire sur lequel les scientifiques ont puisé l’énergie et la motivation pour leur métier. A cette fin, bousculer le landerneau techno-scientifique est salutaire et permet, dans les faits, de générer des coopérations entre acteurs sociaux de natures différentes, mais aussi de lever les préjugés sur la société "immature scientifiquement", profane et donc, inculte.

Un second enjeu est corporatiste. Il vise à informer les scientifiques sur la réalité des acteurs sociaux, à stimuler leurs motivations, et le potentiel intellectuel inexploré de leurs intelligences collectives pour prendre conscience que la société n’est pas l’ennemie du savoir scientifique mais constitue un espace de critique autonome et salutaire. Car à craindre les frictions, les scientifiques persisteront à privilégier prioritairement Etat et Marché, et occulteront les enjeux sociétaux de leurs travaux. Ils ne manqueront pas, de facto, de nourrir ressentiments, distances et défiances qui seraient, à n’en pas douter le pire des avenirs. Réciproquement, un troisième enjeu concerne la levée des préjugés des acteurs de la société civile sur le monde de la recherche. Démythifier les sciences est salutaire pour notre démocratie. Cette religion moderne de la Science est dangereuse quand elle tourne sur elle-même, qui plus est si près du pouvoir et se comporte souvent comme un nouveau clergé. Mais on ne part pas de rien sur ce registre. De nombreuses ONG ont déjà su développer leur propre expertise, parfois sur des sujets extrêmement pointus : traités internationaux, agronomie, santé environnementale etc. L’enjeu est bien d’agrandir le cercle des organisations intermédiaires susceptibles de produire du savoir utile à la communauté. La reconnaissance de recherches non institutionnelles s’intègre dans une vision vivante de la démocratie, telle que Pierre Rosanvallon la décrit dans son ouvrage 3. Contrôle, vigilance voire défiance sont constitutifs du sentiment démocratique moderne. La prolifération d’observatoires indépendants, d’indicateurs alternatifs jouent le jeu d’une dialectique de conflit pacifié mais sérieux, qui place la raison, l’argument et le débat contradictoire au coeur du débat public. Au coeur de la démocratie. Promouvoir des recherches alternatives revient ni plus ni moins qu’à assumer complètement un régime démocratique.

Enfin, politiquement, il s’agit à nos yeux de promouvoir une autre société de la connaissance. Qu’est-ce à dire ? Avec des milliers de docteurs diplômés sur le carreau, dont l’ « employabilité » dans les secteurs industriels est faible, il est de la responsabilité des acteurs de la société civile comme des pouvoirs publics, d’ouvrir de nouveaux espaces économiques de recherche, plus proches des préoccupations des habitants. On pourrait imaginer un fort développement des Boutiques des sciences, ces structures qui permettent localement d’utiliser un potentiel scientifique et technologique pour répondre à des questions posées par la société. Mais, de telles initiatives avaient été ni plus ni moins tuées dans l’oeuf au début des années 1980 (ministère Chevènement), alors qu’elles fleurissent ailleurs en Europe, notamment aux Pays-Bas.. Si l’on veut construire une « société de la connaissance » (encore faut-il en définir les termes et les objectifs), nous pensons qu’il faut aller au-delà des secteurs d’activité traditionnels. De la même manière que le tiers secteur économique pourvoie des centaines de milliers d’emploi, nous pensons qu’il serait bon d’inciter et de tester le développement d’un tiers secteur scientifique, promoteur d’une vision accessible et démocratique de la recherche, extrêmement décentralisée, au plus près de la vie des citoyens et de leurs préoccupations. Car, le fonctionnement des laboratoires et des universités classiques repose sur une absence tragique d’échanges avec la société qui les entourent, si l’on excepte leurs partenaires traditionnels que sont les entreprises et les autorités locales. Les tenants d’une recherche classique exclusive rejettent toute proposition visant à une remise en cause, et même à une érosion, d’un monopole sacré à leurs yeux : le pouvoir de décider ce qui est ou n’est pas une recherche légitime. On rétorquera que les élus du Parlement ne sont pas plus "experts" en la matière que le citoyen lambda. Mieux, on pourra avancer qu’un expert dans une discipline-soeur est bien ignorant de ces voisines pour juger de l’avancée des débats et des travaux, car l’hyper-expertise, l’hyper-spécialisation sont la règle dans la communauté.

Toutefois, il semble que l’initiative francilienne inspire certaines de ses homologues puisque les Conseils régionaux de Bretagne, de Midi-Pyrénées et de Rhône-Alpes ont, à ce jour, fait connaître leur intention de lancer des propositions équivalentes. A ce jour, Médecins du monde, Réseau Action Climat, Semences paysannes, Enda , Profession banlieue, Nature et progrès, la revue Territoires, la Fonda jusqu’à France 24 (entre autres multiples exemples) développent des recherches participatives. En 2006, par exemple, 8 projets ont été sélectionnés qui vont de la question des origines des enfants adoptés (Université Paris 8 et association Médecins du monde) au génome de la pancréatite chronique héréditaire (Institut national de la santé et de la recherche médicale et association des pancréatites chroniques héréditaires) en passant par la définition juridique des conférences de citoyens. Ce dernier thème a réuni des juristes et sociologues avec l’association Sciences citoyennes et vise à inscrire dans la Constitution cette participation effective des citoyens; ses résultats seront annoncés très prochainement. On regrettera cependant un certain déficit dans la tenue du site Picri du Conseil régional Ile de France. Il est, par exemple, impossible d’accéder à l’avancée des travaux. La liste complètes des organisations participante n’est pas disponible. Bref, sur ce registre, l’autorité publique peut mieux faire. Cependant, on se réjouit déjà de l’arrivée d’un petit frère, le Picri Commerce équitable, pour le second trimestre 2007 (jusqu’en 2009 semble-t-il), qui a donné lieu à un appel à projets spécifiques (toujours ouvert) pour un budget annuel de 150.000€ (très faible).

Une autre économie de la connaissance semble bien en marche. Lui donner plus de moyens encore ne serait pas superflu. Alors, à quand de telles ouvertures franches et claires au niveau de l’ANR 4 ? La générosité dont l’Etat fait preuve en finançant très largement les travaux de « recherche » des industriels ne prend même pas en compte l’intérêt de tels travaux pour le bien-être des populations. Il serait légitime qu’un effort analogue vise à aider des associations à réaliser des travaux de recherche, seules ou en partenariat avec des laboratoires institutionnels.

Nous vivons un changement de nature des risques, des disparités et des dangers créés par les modes dominants de production et de consommation. Les logiques de mondialisation néolibérale accentuent ces menaces et entendent soumettre la recherche et le développement technique aux exigences de la solvabilité. Ces dernières décennies, l’accumulation de crises a montré la nécessité de prendre en compte d’autres intérêts et risques que ceux définis par les acteurs techno-industriels et remis en cause l’état souvent partial de l’expertise. Un renouveau des mobilisations sociales et de nombreuses initiatives d’implication de ‘profanes’ dans la recherche, l’expertise ou la vigilance, ont conduit à un certain désenclavement de la science et de ses institutions. Loin de se réduire à une "montée des croyances irrationnelles" ou à un manque d’information ou de "culture scientifique", elles affirment qu’une science pour tous doit se construire avec tous, dans le dialogue avec des savoirs autrefois dévalorisés. C’est ce que nous appellons "mettre les sciences en démocratie"…


1 Jacques Attali, France Inter, 25 août, 8h45

2 « ARUC » au Canada (alliances de recherche université - Communautés), le National Breast Cancer Coalition ou les Community-based research aux Etats-Unis, ou encore les Instituts d’écologie appliquée en Allemagne...

3 La contre-démocratie. La politique à l'âge de la défiance, Seuil, 2006

4 Agence nationale de la recherche