Par André Pichot et Jacques Testart
article paru dans Encyclopaedia Universalis

On pouvait croire le projet d’ “améliorer la race humaine”, qui définit l’eugénisme, à jamais disqualifié du fait des applications criminelles qu’il a inspirées dans de nombreux pays. Les progrès récents dans la connaissance du génome humain ont pourtant réhabilité cette vieille ambition élitiste, débarrassée de l’idéologie raciste. En promettant à chaque individu la reproduction du meilleur de lui-même, la science rendrait-elle aujourd’hui enfin acceptable le principe d’une sélection génétique des embryons? La question, comme par le passé, n’est pas seulement d’ordre scientifique.


1. Histoire de la notion
par André PICHOT

Les idées eugénistes remontent à l'Antiquité, où elles furent parfois appliquées (ainsi en Grèce, et plus spécialement à Sparte, où l'on abandonnait à la mort les nouveau-nés anormaux). Elles ne disparurent jamais complètement, resurgissant à diverses époques sous différentes formes, mais sans avoir d'applications, sinon très marginales. C'est seulement à la fin du XIXe_siècle qu'il y eut une véritable théorisation de l'eugénisme. C'est à cette époque, en 1883, que le mot eugenics fut inventé par Francis Galton, à partir du grec e_ugenâcv, qui signifie “bien né”. Étymologiquement, l'eugénisme (ou eugénique) se voulait donc la science des bonnes naissances.

Un produit idéologique du XIXe_siècle

Au XIXe_siècle, l'urbanisation et la prolétarisation inhérentes à la révolution industrielle avaient multiplié différents maux tenant à la paupérisation de certaines couches de la population, à leur rassemblement et leur promiscuité dans de mauvaises conditions d'hygiène au sein des villes. D'où un accroissement (mais aussi une plus forte visibilité, du fait de leur concentration) des maladies infectieuses (tuberculose, syphilis notamment), maladies mentales, troubles du comportement, alcoolisme, délinquance, etc. Comme la société industrielle était censée représenter le progrès, on ne pouvait lui imputer ces maux. Comme l'époque était scientiste, on chercha une cause “médicale”, et on la trouva: ce fut la dégénérescence. Celle-ci devint alors un leitmotiv idéologique et une explication universelle pour tous les troubles, de la tuberculose jusqu'à la criminalité, en passant par la prostitution, l'alcoolisme et l'arriération mentale. En 1859, la publication de L'Origine des espèces de Darwin tomba à point pour fournir l'explication de cette dégénérescence de l'humanité et, aussitôt, se développa l'idée que c'était l'absence de sélection naturelle qui en était responsable. Tout aussi rapidement, l'idée vint que la science pourrait corriger cette dégénérescence par un substitut de cette sélection, ce fut l'eugénisme.

Cette relation de l'eugénisme au darwinisme dépasse la simple parenté de contenu (et d'auteurs: Galton était le cousin de Darwin). En effet, au XIXe_siècle, la biologie intégra à ses théories diverses notions empruntées à la sociologie et à l'économie. Le darwinisme en est l'illustration la plus caricaturale, avec son utilisation de la concurrence et du malthusianisme. Ces notions empruntées furent “naturalisées” par la biologie, ce qui leur donna une aura scientifique dont elles étaient auparavant dépourvues. La sociologie et l'économie les récupérèrent alors, et s'en servirent pour “naturaliser” et “biologiser” l'ordre social et économique au nom de la science. L'eugénisme fut l'un des résultats de cette “naturalisation” et de cette “biologisation” de la société.

Parallèlement se développèrent plusieurs thèses biosociologiques très apparentées: le darwinisme social, l'eugénisme négatif et l'eugénisme positif. Le darwinisme social prétend (r)établir dans la société la concurrence et la sélection naturelle éliminant les individus les plus faibles. L'eugénisme négatif vise à empêcher les individus réputés inférieurs de procréer, par enfermement, interdiction de mariage ou stérilisation. L'eugénisme positif, lui, veut encourager la reproduction des individus réputés supérieurs, voire n'autoriser qu'elle.

Dans les faits, le darwinisme social se manifesta par la condamnation des interventions de l'État, par un “laisser-faire” plus ou moins marqué selon les pays. L'eugénisme positif ne fut appliqué que dans l'Allemagne nazie, et à petite échelle, dans quelques centres où des femmes sélectionnées pour leurs caractéristiques “aryennes” étaient fécondées par des hommes présentant les mêmes qualités (les banques de sperme de Prix Nobel peuvent aussi se ranger dans cette catégorie, assez marginale). En revanche, l'eugénisme négatif fut très répandu: on interdit les mariages, on enferma et, surtout, on stérilisa dans le monde entier, et cela bien avant le nazisme.

L'ère des applications

Hormis quelques castrations “sauvages” de malades et de délinquants aux États-Unis et en Suisse dans les années 1880-1890, l'eugénisme resta balbutiant jusqu'au début du XXe_siècle, moment où le développement de la génétique (entre 1900 et 1915) et son articulation au darwinisme lui donnèrent une sorte de caution scientifique et le rendirent crédible. C'est seulement alors qu'il passa du domaine des théories fumeuses à celui des pratiques sociales. En 1905 fut créée la Gesellschaft für Rassenhygiene (de célèbres biologistes comme August Weismann et Ernst Haeckel figurent parmi ses membres), en 1907, l'Eugenics Education Society, présidée par Galton; suivirent, dans le monde entier, de nombreuses associations du même genre dont la Société française d'eugénique, créée en 1912.

Le militantisme eugéniste remporta ses premiers succès aux États-Unis avec l'adoption de lois sur la stérilisation de certains malades, handicapés et délinquants (d'abord en 1907 dans l'Indiana, puis en divers autres États: Connecticut, Californie en 1909, etc.). Les théories eugénistes y furent principalement propagées par le généticien Charles Davenport, qui créa en 1909 un grand fichier de pedigrees familiaux, l'Eugenics Record Office.

Malgré la propagande de nombreuses associations, où l'on trouve la plupart des plus éminents biologistes de l'époque, les autres pays résistèrent à ce mouvement. Il faudra attendre la fin des années 1920 pour que les barrières cèdent (sans doute en raison des difficultés sociales de l'après-guerre et de la crise économique), et qu'ils se dotent de législations comparables: Suisse et Canada (1928), Danemark (1929), Norvège et Allemagne (1934), Finlande et Suède (1935), etc. Les pays catholiques y échappèrent, en raison de l'opposition de l'Église. La France, qui était restée très lamarckienne, y échappa aussi; l'eugénisme n'y fut pas sélectionniste mais plutôt hygiéniste (examens médicaux prénuptiaux, soins à la femme enceinte et au nouveau-né). En Grande-Bretagne, c'est surtout la tradition démocratique qui empêcha la propagande d'aboutir.

Les années 1930 furent la grande époque de l'eugénisme, y compris aux États-Unis où les stérilisations, légales depuis longtemps, se multiplièrent. C'est dans l'Allemagne nazie qu'il fut le plus virulent; quatre cent mille personnes y furent stérilisées entre 1934 et 1945. Soixante-dix mille d'entre elles furent gazées en 1940-1941 dans des centres spéciaux; ceux-ci fermèrent en 1941 sous la pression de l'opinion publique, mais l'extermination reprit ensuite sous d'autres formes et fit probablement entre quatre-vingts mille et cent trente mille autres victimes. Cette extermination est souvent qualifiée d'euthanasie plutôt que d'eugénisme; mais, outre le caractère peu approprié de ce terme (du grec eÜjanasÃa, “mort douce”), il faut noter qu'elle ne faisait que prolonger les mesures eugéniques visant à purger la société de ses “sous-hommes”. D'ailleurs, la motivation économique, souvent avouée, est la même dans les deux cas (les “dégénérés” coûtent cher à la société).

Dans les pays démocratiques, où l'eugénisme fut attaqué sur les plans tant scientifique que politique, les stérilisations, moins nombreuses, se comptèrent tout de même par dizaines de milliers (plus de 50ƒ000 aux États-Unis, 60ƒ000 en Suède, plusieurs milliers au Danemark…). Dans ces pays, la stérilisation servit parfois de succédané de contraception (on stérilisait les femmes jugées incapables d'élever des enfants, notamment les faibles d'esprit, moins pour éviter la propagation de leur incapacité que pour empêcher les grossesses indésirables).

Les horreurs nazies firent reculer l'eugénisme après la guerre, mais il ne disparut pas immédiatement. Ainsi, le Japon s'est doté d'une loi eugéniste en 1948. Au cours des années 1950 et plus encore dans les années 1960, ces législations furent cependant de moins en moins appliquées et tombèrent en désuétude, au fur et à mesure que la génétique moléculaire éclipsa la génétique morganienne et la génétique des populations, et qu'à leurs méthodes (modélisations, études statistiques, etc.) elle substitua des approches physiologiques, moins sensibles aux contaminations idéologiques.

Les populations visées par les lois eugénistes variaient selon les pays, mais il y avait un fond commun. D'abord, les individus atteints de maladies réellement héréditaires. Ces maladies sont rares et ne touchent qu'un petit nombre de personnes. S'y ajoutèrent donc toute une série de maux supposés soit directement héréditaires, soit dépendants de prédispositions génétiques. Certains pensèrent même à étendre les mesures eugéniques aux cas de maladies infectieuses, comme la tuberculose, au nom du principe de la prédisposition à de telles infections. Toutefois, les plus nombreux à être stérilisés furent les malades mentaux, les faibles d'esprit et les personnes atteintes de troubles du comportement, catégorie où l'on rangea tous les gêneurs (instables, vagabonds, alcooliques, prostituées…).

Dans les pays démocratiques, du fait de la dimension contraceptive que prirent parfois les stérilisations effectuées sous couvert de législations eugénistes, les femmes furent beaucoup plus frappées que les hommes. Dans l'Allemagne nazie, les hommes semblent avoir été touchés à égalité.

Un succès fondé sur la non-scientificité

Ce sont les lois hygiéniques pastoriennes (vaccinations, déclarations des maladies contagieuses, quarantaines, etc.) qui servirent de modèle aux législations eugénistes. Cependant, si les bases scientifiques de l'hygiénisme pastorien étaient bien établies, celles de l'eugénisme étaient imaginaires et fantasmatiques. Outre les préoccupations économiques, la dimension idéologique était primordiale.

C'est cet aspect idéologique qui explique que l'eugénisme fut souvent étendu à la délinquance et aux conduites immorales (notamment sur le plan sexuel), et que ce sont les classes pauvres qui furent surtout touchées. L'eugénisme eut également très vite une coloration raciste: aux États-Unis, où les Noirs étaient plus facilement visés que les Blancs, et, parmi les Blancs, les immigrés de fraîche date d'Europe de l'Est et du Sud, plutôt que les wasp (White Anglo-Saxon Protestants); en Allemagne où, en 1937, au nom de l'eugénisme et pour prévenir la dégénérescence de la race blanche, on stérilisa les métis que les soldats des troupes franco-africaines d'occupation avaient laissés après la Première Guerre mondiale. Sans même parler ici des interdictions de mariages interraciaux. Si l'extension de l'eugénisme au cas de l'extermination des Juifs ne peut se faire de manière simple (les Juifs étaient en effet considérés, en tant qu'Européens blancs, comme une race supérieure dans les classifications raciales), il faut noter que les “techniciens” qui édifièrent en 1942 les chambres à gaz destinées aux Juifs sont ceux qui, en 1939, avaient mis au point celles des centres d'extermination des malades mentaux.

L'eugénisme, s'il fut surtout pratiqué par les nazis, appartient à tous les courants politiques. Les seules oppositions institutionnelles qu'il rencontra furent celles de l'Église catholique (encyclique Casti connubii de Pie_XI en 1930) et de l'U.R.S.S. lyssenkiste. Partout ailleurs, du fascisme au marxisme en passant par la social-démocratie, il eut ses partisans. C'était une idéologie “politiquement transversale”, surtout caractérisée par le scientisme et le culte du progrès, idées universellement répandues depuis le XIXe_siècle. L'eugénisme devait améliorer l'espèce humaine, ou empêcher sa dégénérescence, en remplaçant le jeu aveugle de l'évolution par une action consciente et maîtrisée. Le plus étonnant est qu'une telle doctrine et les législations afférentes furent inventées par des biologistes et des médecins. Pendant plus d'un demi-siècle, la plupart d'entre eux, y compris les plus prestigieux, en furent non seulement les partisans, mais les propagandistes. Or s'il pouvait y avoir une incertitude à la fin du XIXe_siècle, dès 1915 plus rien dans la génétique ne permettait de justifier l'eugénisme, et les généticiens savaient très bien qu'il était inefficace. Il faudra pourtant attendre les années 1930 pour que, devant les pratiques nazies, quelques biologistes commencent à réagir (en général, pour recommander un eugénisme positif, tout aussi inefficace, mais plus présentable humainement).

Cela tient sans doute à ce que l'eugénisme a servi de contrefort idéologique aux théories néo-darwiniennes, mal fondées scientifiquement et qu'il fallait donc étayer par des arguments extra-scientifiques. Appliquer à l'homme les vieilles méthodes empiriques de sélection du bétail, c'était affirmer par la manière forte la scientificité de la théorie de la sélection naturelle (tout comme faire descendre l'homme du singe caractérisait l'évolution des espèces bien plus fortement que la parenté des lézards et des dinosaures). C'était marquer une rupture imposant un mode de pensée contre la tradition reçue, c'était aussi créer un fait accompli sur lequel il devenait difficile de revenir (aujourd'hui encore, on préfère taire les centaines de milliers de stérilisations forcées, plutôt que de reconnaître qu'elles furent faites pour rien –_et en toute connaissance de cause).

L'imprégnation de ce schéma idéologique fut d'ailleurs telle que de grands généticiens de la première moitié du XXe_siècle ne se résignèrent jamais à l'abandonner. Ainsi, dans les années 1960, Hermann Joseph Muller (Prix Nobel 1946) lança aux États-Unis le projet d'une Fondation pour le choix germinal (en clair: une banque de sperme des Prix Nobel), laquelle fut finalement créée en 1971, quatre ans après sa mort. Tout le monde en a plus ou moins entendu parler; ce qu'on sait moins, c'est que Muller avait déjà essayé de “vendre” ce projet à Staline dans les années 1930, à une époque où il était communiste et travaillait en U.R.S.S.


2. Vers un nouvel eugénisme ?
par Jacques TESTART

Si l'invention des techniques de stérilisation n'avait pas suivi de près celle de la théorie eugénique, les thèses des nombreuses sociétés d'eugénisme qui venaient de naître n'auraient pu déboucher que sur l'exacerbation de pratiques politiques, d'inspiration protectionniste ou raciale, déjà présentes ici ou là. La possibilité, grâce à la stérilisation, d'interdire une descendance pour certaines personnes, sans attenter à leur existence même, fut le premier tribut payé par la science médicale à l'eugénisme contemporain.

Une pratique illusoire

Il faut ici expliquer pourquoi l'interdit de procréation imposé à certaines personnes n'avait aucune chance de répondre au but eugénique en éliminant la contribution d'individus déficients (ou considérés comme tels) au futur patrimoine génétique de l'espèce. En fait, un tel projet, même s'il avait été maintenu au fil de plusieurs générations, n'aurait pu éviter des obstacles d'au moins trois natures différentes, obstacles qui condamnaient le projet à demeurer une catharsis plutôt qu'une attitude rationnelle.

Le premier de ces obstacles est dans la différence entre l'identité génétique et la réalité de chaque personne. On sait aujourd'hui que ce que nous sommes (le phénotype) résulte d'interactions complexes entre ce qui nous fut donné à la fécondation (le génotype) et les influences apportées par le milieu environnant. Ce qui signifie qu'on ne peut déduire les caractéristiques génétiques d'une personne en considérant seulement ce qu'elle est devenue, et donc que la sélection de certains phénotypes ne constitue qu'une illusion dans le projet de sélection des génotypes. Un second obstacle est inhérent à l'arbitraire de la qualification des personnes. Si on sait définir les qualités qu'on exige des animaux ou plantes utiles à l'homme (justement parce que ces espèces furent sélectionnées selon des besoins humains) on est incapable de dire ce que l'homme apporte à l'espèce humaine. Tel athlète honoré dans l'arène olympique a-t-il une “valeur” supérieure à tel poète immortel ou tel mathématicien? A contrario tel voleur de poules est-il de “valeur” inférieure à un gagnant du tiercé, un chanteur à la mode, ou un patron compétitif? Toute réponse à ces propositions est référée à des choix idéologiques ou sociaux qui n'ont aucune signification pour l'espèce biologique que l'eugénisme prétend défendre. Enfin une troisième contradiction au simplisme des théories eugéniques me semble déterminante: même en faisant abstraction des distorsions entre le génome et la personne, même en admettant qu'un jury de sages soit capable de distinguer certaines personnes, meilleures ou pires que les autres, il reste que les mécanismes biologiques de la procréation annulent l'ambition eugénique de reproduire le meilleur ou de contrecarrer le pire. Il suffit de considérer qu'un seul couple humain serait capable de générer autant d'individus différents entre eux que la terre compte d'habitants. Pour le dire autrement, chaque spermatozoïde et chaque ovule sont issus d'une loterie génétique dont les solutions sont tellement variées que, par exemple, parmi les cent millions de spermatozoïdes que produit chaque jour n'importe quel homme, il n'est pas deux gamètes identiques. On comprend immédiatement que tout eugénisme conséquent se devrait d'examiner les gamètes plutôt que leurs géniteurs, examen qui demeure hors de portée de la biologie moderne. C'est pourquoi la stérilisation de personnes jugées déficientes (physiquement, mentalement ou socialement), telle qu'elle fut pratiquée dans les pays démocratiques, n'avait pas plus de valeur scientifique que les crimes nazis.

Mais la fin du cauchemar nazi ne peut être assimilée à la disparition de l’idéologie eugénique. Seul le mot devient tabou au milieu du XXe_siècle. À tous les substantifs qui, au cours des derniers siècles, avaient désigné le désir obsessionnel de qualité humaine (callipédie, gonocritie, mégalanthropogénésie, aristogénie, anthropotechnie, sociotechnie, sociobiologie, orthobiose, hominiculture, biocratie, eubiotique, etc.) se sont substitués récemment de nouveaux termes, à prétention médico-scientifique, comme “orthogénie” ou “progénisme”. La déqualification de l'eugénisme après la barbarie nazie a accompagné le triomphe du concept des droits de la personne dans les pays industrialisés: la loi du plus fort contre les libertés et la dignité s'est trouvée presque unanimement repoussée, au moins dans les discours et les législations.

Le déplacement de la question

Puisqu'il n'était plus question d'intervenir sur les citoyens contre leur gré, l'eugénisme a pris des formes nouvelles, principalement en proposant des solutions que les intéressés eux-mêmes pouvaient revendiquer plutôt que subir. L'insémination artificielle fut, dès l'après-guerre et particulièrement aux États-Unis, la technique de choix pour une pratique d'eugénisme positif, grâce au recrutement de géniteurs sélectionnés dont la semence est proposée selon les lois du marché.

Une autre pratique eugénique récente mérite d'être citée: ne s'embarrassant d'aucune technologie, elle puise sa modernité dans le système économique libéral et l'évitement de toute contrainte sur les individus. Il s'agit du dispositif d'aide à la famille imaginé à Singapour, basé sur l'hypothèse simple (simpliste!) que la compétitivité est fille de l'intelligence, laquelle se mesure à l'ampleur des diplômes obtenus. Tout couple de diplômés est alors fortement récompensé pour son activité procréatrice tandis que tout couple dont les deux membres sont dépourvus de diplômes est également passible de récompense, mais seulement s'il s'abstient de procréer...

Par ailleurs les analyses de laboratoires sont devenues capables de déceler des anomalies dans le nombre de chromosomes (aneuploïdies) ou des mutations de certains gènes, et, couplées à l'échographie fœtale, ces examens apportent une information déterminante à la femme enceinte pouvant motiver l'interruption médicale de grossesse (I.M.G.). Ces techniques constituent pour la première fois une approche rationnelle et fiable de la normalité des enfants. Le poids abusif de la génétique dans la science contemporaine amène cependant à imaginer une incidence sociale à partir de corrélations statistiques entre la présence de tel gène et telle caractéristique d’une personne. La complexité du vivant , en particulier pour les comportements humains, est telle que toute information génétique se trouve noyée dans ses interactions avec l’environnement. C’est alors par abus statistique , en même temps que par pesanteur idéologique, que certains imaginent prévoir le comportement d’un enfant à partir de l’analyse de son génome.

La première intervention de la science génétique dans la procréation médicalement assistée est apparue en France en 1973 à l'occasion de l'insémination artificielle avec donneur de sperme (I.A.D.). Le choix d'un donneur par la médecine met alors en jeu des critères complémentaires de ceux requis par l'analogie phénotypique entre le donneur et le mari stérile. En pratique on évite par exemple d'utiliser le sperme d'un donneur dont la famille a connu des cas de diabète, maladies cardio-vasculaires, asthme, etc., pour une femme issue d'une famille où sont apparues les mêmes affections. Une telle pratique “d'appariement de couples reproducteurs” (expression utilisée par les banques de sperme) reprend le projet améliorateur de l'eugénisme galtonien, avec des différences évidentes que nous évoquerons plus loin.

Pour autant, à ce point de l'histoire récente de l'eugénisme, il apparaît que les pratiques médicales ont été jusqu'ici impuissantes à la réalisation des fantasmes eugéniques de la société. Soit leur emploi relève de l'utopie en négligeant l'importance des hasards biologiques (stérilisation ou I.A.D.), soit elles surviennent en aval de ces hasards, sur le fœtus déjà constitué (I.M.G.), et leur impact est alors circonscrit à la famille et limité par la pénibilité des interventions.

Une proposition technique à la hauteur du projet eugénique défini par Galton devrait répondre à plusieurs exigences: la pertinence, qui implique que la sélection porte sur le génotype des individus et non sur leur phénotype; la sagacité, obtenue par le recours à des moyens précis d'analyse de caractéristiques précises; l'efficience qui augmente avec la pluralité des caractéristiques analysées au cours d'un même acte médical, l'acceptabilité, grâce à laquelle la proposition médicale peut susciter une adhésion massive.

Un eugénisme désirable ?

Pour la première fois, une perspective eugénique adaptée à ces exigences est apparue et elle devrait connaître des développements importants dans les prochaines décennies. Il s'agit de la sélection ultraprécoce des meilleurs produits de conception pour chaque couple, aussi nommée diagnostic pré-implantatoire des embryons (D.P.I.). Cette méthode, encore balbutiante, est aujourd'hui considérée par ses promoteurs comme une façon d'éviter l'I.M.G. en éliminant les embryons déficients avant même le début de la grossesse. Pourtant, tout porte à croire que le D.P.I. va se développer selon une stratégie où l'eugénisme se démontrera de mieux en mieux. L'enjeu est de multiplier abondamment le nombre d'embryons produits simultanément par un même couple, actuellement à l'occasion d'une fécondation in vitro. Ces embryons, tous différents entre eux quand bien même ils seraient des milliers, seront ensuite analysés selon de multiples critères génétiques et le “meilleur” pourra être reconnu pour ses promesses de résister à des pathologies variées ou d'être capable de certaines performances. C'est ce meilleur (ou les quelques meilleurs) embryon généré par chaque couple, qui sera finalement à l'origine de la grossesse et de la naissance d'un enfant. Quand, il y a 20 ans (l’œuf transparent, 1986) j’imaginais le glissement du concept même de "handicap" grâce à la nouvelle permissivité apportée par le tri embryonnaire , je caricaturais l’avenir en évoquant la myopie ou le strabisme…C’est fait ! La Haute Autorité britannique pour la procréation médicalisée vient d’autoriser (2007)une clinique londonienne à recourir au DPI pour éviter la naissance d’un enfant atteint de strabisme.

Avec une telle stratégie, l'eugénisme ne fait pas que se débarrasser de violences devenues aujourd'hui inadmissibles comme la castration ou l'infanticide. Il admet que chaque personne, chaque couple, est capable du meilleur comme du pire, et promet de débusquer le meilleur. Ce faisant il peut accéder à la fois à l'efficacité, toujours prétendue mais jusqu'ici illusoire, et à la reconnaissance massive. Nous avons montré ailleurs (J._Testart et B._Sèle, 1998) que les savoir-faire nécessaires pour ce nouvel eugénisme se mettent en place rapidement. Finalement on voit bien que le comble de l'eugénisme serait de fixer des “génomes d'intérêt” grâce à leur reproduction à l'identique, en faisant l'économie de la hasardeuse procréation sexuée: le comble de l'eugénisme est le clonage.

Incontestablement, la biologie contemporaine produit donc des connaissances et des technologies qui révolutionnent la capacité des humains à maîtriser les caractéristiques de leurs enfants. Un débat s'est ouvert depuis plusieurs années pour déterminer si les nouvelles pratiques médicales dont il est question ici (appariement dans l'I.A.D., élimination dans l'I.M.G., sélection dans le D.P.I.) relèvent ou non de l'eugénisme. Les arguments pour refuser cette appartenance font état du caractère médical des actes (ils concernent des pathologies et non des facteurs esthétiques ou des qualités intellectuelles), du volontariat des personnes qui y participent (souvent demandeuses et jamais contraintes) et de la mise en œuvre de ces actes dans des cas particuliers plutôt que pour des populations. Fort heureusement, le nouvel eugénisme n'a pas le caractère autoritaire et les effets mutilants de sa première version “scientifique” du début de ce XXe_siècle. Pourtant c'était déjà avec la caution et même avec la recommandation médicale que des individus furent stérilisés pour les raisons les plus variées. Plutôt que laisser croire que la sélection des embryons n'a rien à voir avec la castration des adultes, mieux vaut s'interroger sur les angoisses et les désirs qui nourrissent l'une et l'autre. Et aussi sur le risque totalitaire que comporterait la systématisation de pratiques sociales prétendant réaliser de tels fantasmes, même si c'est au nom du progrès et de la compassion.


Bibliographie
A. CAROL, Histoire de l'eugénisme en France, Le Seuil, Paris, 1995
D. J. KEVLES, Au nom de l'eugénisme, génétique et politique dans le monde anglo-saxon (trad. de M. Blanc, P.U.F., Paris 1995)
B. MASSIN, P. WEINDLING & P. WEINGART, L'Hygiène de la race, hygiène raciale et eugénisme médical en Allemagne, 1870-1945, 2 vol., La Découverte, Paris 1998-1999
A. PICHOT, L'Eugénisme, ou les Généticiens saisis par la philanthropie, Hatier, Paris 1995
J. SUTTER, “L'Eugénique, problème, méthodes, résultats”, in Cahier de l'Institut national d'études démographiques, no 11, P.U.F, Paris, 1950
J. TESTART, Le Désir du gène, François Bourin, 1992, rééd. coll. Champs, Flammarion, 1994
J. TESTART & B. SELE, “Le Diagnostic préimplantatoire, un enjeu pour le XXIe siècle”, in Médecine/Sciences, déc. 1998.