La recherche confisquée par l'innovation marchande
Contribution au CONTRE-GRENELLE de l’environnement, 6 octobre 2007
In Pour repolitiser l'écologie, Parangon, V/s, 27-35; 2007.
C’est parce que la « science » n’a pas, ou n’a plus, pour but de connaître le monde (le comprendre, créer des concepts) mais de le maîtriser (agir avec efficacité, créer et gérer des outils) que s’impose un devoir de contrôle social sur l’activité technoscientifique. Comme sur n’importe quelle activité qui échappe à l’émotion, à l’intelligence, à la poésie, pour se vouer à la quête d’efficacité et de compétitivité, sans avoir pour but réel l’intérêt des populations. En effet, à l’exception de quelques rares îlots de recherche « fondamentale » (plutôt en mathématique et physique théorique), la science s’est muée en « technoscience », activité finalisée vers une valorisation à court terme, où les voies de recherche, les recrutements, et les crédits sont focalisés sur quelques thématiques dites « prioritaires ». Ainsi, la ministre de la recherche s’étonnait récemment (juin 2007) en apprenant par ses collègues européens que leurs priorités de recherche sont les mêmes que les notres… Comme si le capital international pouvait laisser place à des fantaisies territoriales ! Puisque ces thématiques absorbent l’essentiel du budget de la recherche publique (et la quasi totalité des contributions à la recherche du secteur caritatif comme du secteur privé) cela prive la recherche non fléchée des moyens nécessaires à sa survie, si bien que cette politique d’exclusion prépare aussi un recul de la connaissance…
Les actions technoscientifiques qui bénéficient de moyens significatifs ne sont pas choisies à la lumière des misères du monde mais à celle des profits escomptés.Si on pense, c’est le discours officiel, que la recherche scientifique est au service des citoyens, alors on doit exiger que cette activité, comme les autres activités du secteur public, soit mise en démocratie et on doit soumettre la technoscience aux obligations communes de la transparence, du débat public et de la rationalité des choix (1). Pour cela, la démarche préalable consiste à démystifier la technoscience, comme il a fallu démystifier la colonisation ou l’oppression masculine: ne plus laisser croire à une élite de « savants »parmi des citoyens décérébrés ; ne plus se focaliser sur une mythique « recherche fondamentale » alors que l’acquisition de connaissances et leur valorisation (« recherche appliquée ») s’entremêlent dans les mêmes lieux et entre les mêmes mains, pour produire une recherche presque toujours orientée, finalisée ; ne plus parler de « science » mais de « technoscience » pour désigner cette situation ; ne plus accepter comme « progrès » tout ce qui est nouveau mais seulement ce qui est bénéfique, etc … C’est pourquoi dans le récent débat sur la recherche on ne pouvait se contenter d’être solidaire des chercheurs (« Sauvons la recherche ! ») face aux incuries gouvernementales. Il est bien sûr inacceptable que le gouvernement laisse dépérir l’appareil de recherche en diminuant les postes et les financements, mais c’était l’occasion de poser la question fondamentale : A quoi et à qui sert la recherche ? Nous voilà loin du débat qui privilégie les questions de compétition entre chercheurs, entre institutions, entre nations. Comme si le but assigné à la recherche , par les citoyens qui la financent, pouvait se confondre avec le carriérisme de quelques vainqueurs, comme si la collaboration entre les laboratoires internationaux n’était pas le meilleur moyen de soulager les souffrances humaines. La recherche publique n’a pas pour but essentiel d’entretenir la compétition, sous ses formes variées, mais de produire des connaissances et des moyens de jouissance, de développer la culture et l’expertise publique, de favoriser la citoyenneté dans un monde largement exposé aux effets de la technoscience.
Le service public de recherche n’est plus un territoire protégé, il est, lui aussi, la cible d’une politique libérale de déplacement des moyens au profit du privé. Dans les labos, nombreux sont ceux qui partagent la conviction que la droite néolibérale entend à terme faire disparaître la figure du savant titulaire d’un emploi à vie, inventée après la Seconde guerre mondiale, libre de choisir ses sujets de travail, privilégiant les investigations fondamentales, évalué par ses pairs sur la seule base de ses publications. Le scientifique nouveau sera, comme dans toutes les entreprises du nouveau capitalisme, un opérateur contractuel, un chercheur flexible, embauché pour un projet qui mêle acquisition de connaissances et application, et surtout qui répond à une demande industrielle spécifique.
Cette politique exige l’abandon de l’ancien privilège de la recherche "fondamentale" sur la recherche "appliquée", modèle ébranlé par la multiplication des contrats industriels, les brevets, les entreprises "innovantes" , et la création de véritables marchés scientifiques. La pudeur étant dépassée quand le pouvoir est aux mains d’une droite « qui s’assume », le discours officiel associe désormais les mots « recherche » et « innovation », comme s’il n’y avait pas d’autre fonction sérieuse des laboratoires que de participer à l’économie. Il faut cependant remarquer combien le modèle des Etats-Unis est ici, et de façon exceptionnelle, complètement bafoué : pourquoi notre gouvernement tellement soucieux de croissance et de compétitivité ne fait-il pas confiance à sa recherche scientifique (qui, toutes proportions gardées, ne fait pas si mauvaise figure) pour assurer le progrès économique ? pourquoi n’investit-il pas massivement, comme les USA, dans « la recherche et l’innovation », plutôt que laisser les maîtres actuels du monde confisquer nos jeunes chercheurs ? C’est que, comme montré dans d’autres secteurs (éducation, santé, culture …) les actions du pouvoir néolibéral constituent des régressions en deux temps : d’abord casser l’outil, puis le réparer à la mode libérale. Nul doute que la recherche recevra de gros moyens dès que les chercheurs seront démunis du statut de fonctionnaire, que les universités seront gérées comme des entreprises et que l’industrie (déjà peu discrète) imposera toutes les orientations des laboratoires publics.
Quels que soient les moyens qu’on voudra lui attribuer, la recherche ne peut concerner qu’une partie des sujets susceptibles d’être explorés ou valorisés. Aussi, piloter la recherche c’est d’abord faire des choix. Veut-on une République des savants ou une démocratie des savoirs ? Le propos est souvent encore inaudible pour le public, lequel hésite avant d’oser poser les questions importantes : pourquoi des plantes transgéniques (toujours sans avantage) et pas plus de recherches sur les méthodes culturales, les améliorations variétales ? … pourquoi les thérapies géniques (toujours inefficaces) et pas plus de recherches sur les maladies contagieuses, sur les résistances bactériennes ? … pourquoi de nouvelles machines nucléaires (EPR, ITER, … toujours dangereuses à long terme) et pas plus de recherches sur les économies d’énergie, la pollution environnementale ? … L’obtention des moyens publics de recherche est de plus en plus conditionnée à la contribution d’un partenaire privé. Dans ces conditions, comment réaliser des travaux sérieux sur la dangerosité sanitaire des molécules chimiques, par exemple ? Imagine t-on un industriel qui voudrait financer des travaux dont il n’a rien à gagner et dont les résultats pourraient nuire à son entreprise ?…
Les modalités d’un contrat entre science et société n’ont jamais été établies tant l’esprit des Lumières auréolait la figure du savant, artisan de la science neutre…. Pourtant l’appareil technoscientifique impose de plus en plus des situations illégitimes et dangereuses, même si des avantages indéniables (confort, médecine) existent, qui profitent surtout aux pays les plus développés. Mais ce qui caractérise la plupart des grandes innovations c’est l’incertitude : ainsi pour l’énergie nucléaire (gestion des centrales, devenir des déchets…), pour l’énergie fossile (accumulation de gaz toxiques, effet de serre, …), pour les OGM (effets sanitaires et écologiques, gains douteux, conséquences sociales, …), pour l’alimentation animale (« vache folle », résistance bactérienne aux antibiotiques, …), pour l’agriculture intensive (pesticides cancérigènes et stérilisants, pollutions de l’environnement, perte de biodiversité,…).
Malgré la propagande qui vante la « maîtrise », l’incertitude est partout ( et dure parfois jusqu’à la certitude du drame). Il n’est pas jusqu’à la nature même de chaque humain qui, soumise à des analyses inquisitoriales, se voit attribuer des probabilités de drames variés (génétique prédictive, risques pathologiques, …) avec des conséquences déjà visibles (tri des embryons, assurances personnalisées, activités prohibées, etc …). Malgré le doute qui règne partout , la technoscience n’accepte que les vérités qu’on peut démontrer. Il n’y a donc aucune place pour les prurits de la subjectivité, ces vestiges du passéisme et de l’obscurantisme, que le progrès écrase sans vergogne. Pourtant , la multiplication des crises sanitaires, écologiques, agricoles, éthiques ou énergétiques a largement contribué à ce que la population voit dans la science et ses institutions autant la source des problèmes que des moyens pour leur résolution.
Or il n’existe actuellement aucun protocole sérieux pour soumettre les technosciences à la démocratie et les décideurs politiques ne s’alarment pas des effets de la technologie avant que la société civile ne leur impose cette réflexion. En cas de crise sociale, ils convoquent des experts pour que la lumière arrive, grâce à une assimilation audacieuse de l’expertise avec le savoir et même avec la sagesse. Mais l’expert, inféodé à la défense de la technoscience (par idéologie ou par intérêt) n’est qu’un spécialiste un peu moins ignorant que chacun mais de moins en moins capable de connaître cette vérité qu’on exige de lui. Il n’est que le savant d’une ignorance partagée. Chaque citoyen dispose sur le « savant », ou sur l’expert, d’un avantage énorme : il est « totipotent » (comme on dit pour les cellules-souches), ouvert à tous les choix et porteur de toutes les approches, surtout celles qui échappent à la réduction scientifique. Puisque c’est bien avec notre affectivité, notre bon sens, notre sensibilité, notre sensualité que nous gérons nos affaires quotidiennes afin d’en retirer plus de plaisir que de souffrance, pourquoi ces mêmes forces ne seraient-elles pas « opérationnelles », là où se révèlent les incertitudes expertes ? Il est bien d’autres moyens que la seule raison pour connaître le monde, pour le prévoir, et surtout pour en jouir. C’est avec toutes nos facultés qu’on peut espérer cerner la réalité et même comprendre des propositions complexes. Mais comprendre n’arrive qu’après l’effort d’apprendre, d’échanger. Comme l’indiquent de nombreuses expériences récentes de débat démocratique, les citoyens sont capables d’émettre des jugements pertinents sur les activités de recherche et leurs conséquences, pourvu qu’ils soient au préalable éclairés de façon complète et pluraliste. C’est en quoi consistent les conférences de citoyens lesquelles, si elles sont suivies d’un véritable débat parlementaire, pourraient constituer des dispositifs efficaces de programmation et d’évaluation des choix scientifiques et techniques. Il s’agit là de procédures permettant la décision démocratique malgré la complexité des problèmes et les incertitudes expertes , mais ces dispositifs doivent être accompagnés de nouvelles relations entre les laboratoires et la société (2). Ainsi faut-il que la recherche publique tisse de nouveaux liens avec le“ tiers secteur scientifique ”, cet ensemble d’associations et d’organisations citoyennes qui élaborent, sous des formes diverses, une expertise indépendante sur les enjeux scientifiques et techniques.
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Je ne peux éviter ici de rappeler comment, hors de mes activités de recherche, j’ai vécu le rôle de président de la Commission française du développement durable(CFDD), de 1999 à 2003, et pourquoi j’en ai démissionné. De 1993 à 1999, la CFDD avait surtout produit des rapports d’expertise. Après 1999, elle s’est attachée plutôt au sens des actions humaines, aux principes fondant les propositions, en se focalisant sur quelques sujets importants et controversés. Elle n’a pas rédigé de rapports globaux mais des avis au gouvernement. Ceux-ci, au nombre de onze (3) se réfèrent essentiellement à l’application de trois principes émis dans la déclaration de Rio : le principe de précaution, celui de solidarité et de coopération entre les peuples et les générations, et celui de démocratie et de participation des citoyens aux décisions.
Ainsi, après avoir organisé une instructive conférence de citoyens sur le thème « Changements climatiques et citoyenneté » en 2002, nous avions sollicité les moyens nécessaires à l’organisation de deux autres conférences de citoyens, l’une prévue en 2003 sous le titre : « Energie : quelles responsabilités pour un monde habitable ? » et l’autre prévue en 2004 sur les aides à l’agriculture. Ce dernier projet innovait dans la recherche de procédures d’élargissement de la démocratie puisqu’il s’agissait, pour la première fois au monde, d’impulser trois conférences simultanées sur un même sujet dans des pays forts différents : un pays du Nord (la France), un pays de l’Est (la Pologne) et un pays d’Afrique sub-saharienne (le Mali). Nous aurions souhaité savoir qui, des peuples du monde ou de leurs dirigeants, s’écarte le plus des solutions raisonnables, solidaires, et durables.
Toutes ces demandes furent refusées et le secrétariat d’Etat au développement durable ( sous l’autorité de la ministre de l’environnement, actuelle ministre de la santé et des sports), nous orienta vers d’autres thématiques, essentiellement environnementales : « préservation de la biodiversité », « ressource halieutique », « question de l’ours et/ou du loup », « thème de la forêt » … Comme si on devait simplifier (ou dépolitiser ?) les questions posées par le « développement durable » en les ramenant à la seule dimension écologique.
J’évoque cet épisode parce qu’il montre les limites de la concertation et qu’il semble que les choses se soient encore aggravées récemment, en particulier grâce à une maîtrise éhontée des controverses par ceux qui nous dirigent. Le pouvoir, dont la politique est tellement contraire aux intérêts du plus grand nombre, se joue des opposants devant lesquels il agite les leurres de débats participatifs sans issue, désarmant le mouvement associatif et parvenant même à charmer certains de ses leaders, tout émoustillés de leur familiarité avec les puissants… Comme si , par des entretiens entre gens de bonne compagnie, on pouvait espérer un revirement sur les politiques décidées par les maîtres du grand capital et dirigeants des multinationales, soucieux seulement de leurs profits à court terme !
(1) J. Testart : Le vélo, le mur et le citoyen, Ed. Belin, 2006.
(2) www.sciencescitoyennes.org
(3) J. Testart (sous la direction de) : Réflexions pour un monde vivable, Ed. Mille et une nuits, 2003.