Ceci est la version originale de l'article paru dans Télérama hors série "Bêtes et Hommes", p 15-17, août-septembre 2007

Peut-être existe t-il deux sous espèces de naturalistes, les uns épris des éléments physiques tandis que les autres ne courtisent que les êtres vivants. Aux premiers la grandeur inanimée des cimes, des horizons infinis, et même des astres; aux seconds le mouvement industrieux des espèces innombrables qui peuplent chaque pouce du monde physique. Les uns sont nés presbytes, les autres myopes, mais ce qui les rassemble est bien ce bonheur, ce vertige d’être là, à regarder de leurs pauvres yeux le monde tel qu’il leur fut donné, et à se demander pourquoi il leur convient si bien. Jean Rostand écrivait : « il est des moments où je me demande si nous ne serons pas les derniers amants du réel, les derniers à nous servir passionnément de nos yeux pour rendre justice aux féeries du visible ». Effectivement, le biologiste du XXIème siècle ne voit plus que l’invisible grâce à la médiation de machines pour observer l’infiniment petit et d’autres machines pour analyser les substances extraites du vivant. C’est avec ces technologies aveugles que la biologie moléculaire aurait démontré que nous ne différons des autres mammifères que par d’infimes nuances dans la formule de l’ADN. Fallait-il tous ces appareillages pour démontrer ce que les sioux d’Amérique, les aborigènes australiens , les pygmées d’Afrique… et nos naturalistes, savaient depuis toujours ? Et pourquoi ce savoir des anatomistes de la molécule serait-il plus crédible que celui des observateurs de la nature ? « Expliquez- moi le crapaud, je vous tiens quitte de l’homme !» lançait Rostand aux premiers biologistes moléculaires, pour montrer à la fois la proximité de tous les êtres et la pauvreté persistante de nos explications…




Emerveillements : quand Darwin décrit les organes de fécondation d’une orchidée, il ajoute : « je n’ai jamais rien vu d’aussi beau », et même : « j’en suis devenu à moitié fou… ». Quand un autre naturaliste, A R Wallace capture un papillon très rare, il confesse : « je fus près de m’évanouir de délice et d’excitation… ». La passion est si violente chez le naturaliste qu’elle évoque les déchirements mortels des amants ou les sacrifices rituels, mais aussi les extases sans frein. Mais les naturalistes ne vibrent pas pour les commensaux de l’homme, chez lesquels sélection et domestication ont érodé les ressorts naturels. Ils abandonnent les animaux domestiques aux zootechniciens, les espèces spectaculaires aux explorateurs et les cobayes de laboratoire aux molécularistes. Il leur suffit de soulever une pierre dans le jardin pour découvrir , fascinés à chaque fois, toute l’étrangeté du monde vivant : cloportes , mille-pattes, fourmis, limaces,… œufs, larves et chrysalides,…tout est là pour qui veut admirer et comprendre un peu, sans jamais prétendre savoir expliquer le tout.


Beaucoup d’humains naissent naturalistes et s’exercent, enfants, à regarder, capturer, posséder, et même martyriser ces êtres mystérieux qui peuplent le monde sans nous parler, sans rien attendre de nous ou de nos parents, exhibant des formes et coutumes extravagantes sans justification. Mais comment oser poursuivre cette passion des êtres et faits de nature quand les grands s’en sont débarrassés ? %%% Je me demande parfois si ce n’est pas avec le sang naturaliste qui coule chez les enfants trappeurs de piérides et de hannetons qu’on devient porté vers des métiers étranges, comme de capturer ovules et spermatozoïdes, les tenir à l’œil du microscope dans une fiole transparente, épier leurs ébats, puis quand la fiole est grosse d’un œuf minuscule, disposer celui-ci, tout chaud, dans le piège accueillant d’une matrice, ou l’endormir de froid pour le tenir à merci plus longtemps…


C’est au mépris de l’approche holistique des naturalistes, ces derniers Indiens de la science, que s’est imposée la biologie moléculaire. Alors, la recherche en biologie, et particulièrement en biologie humaine, a été accaparée par des médecins et ingénieurs du vivant, insensibles à l’émotion naturaliste, ayant moins le goût des sciences naturelles que celui de la chimie ou des statistiques, et incapables de distinguer un merle d’un sansonnet ou une taupe d’une musaraigne… « Travailler sur le vivant » est devenu un débouché comme un autre quand le naturaliste (on disait autrefois « le savant ») a fait place au chercheur, calibré par l’université, encadré dans ses curiosités, et outillé pour être compétitif. Il est exact que c’est cette stratégie froide mais efficace qui a permis le développement des sciences biologiques au rythme effréné que nous connaissons, au point que des naïfs s’imaginent qu’on est en passe de tout comprendre. L'énorme labeur qu’accomplit la biologie moléculaire n’aurait pu se nourrir de la passion naturaliste car les nouveaux dissecteurs du vivant ont surtout l’audace de déguiser la vie par la chimie. L’efficacité de cette démarche impitoyable est incontestable : les molécules sont traquées, isolées, dévoilées, réduites en fragments plus petits encore, on les résume par des formules convenues et, suprême impudence, on les fabrique à la chaîne et les brevète comme objets de commerce. Il reste que la plupart des informations acquises par l’étude des molécules demeure sans véritable signification, sauf à se satisfaire de schémas mécanistes et partiels. Le gène, la molécule ou l’ion participent de la vie mais leur connaissance, aussi sophistiquée soit-elle, n’est pas celle de la vie. C’est pourquoi notre ignorance augmente quand on passe du niveau de la cellule à celui du tissu, puis de l’organe, de là à l’organisme, et enfin à sa relation au monde extérieur. Il y a ainsi une inversion des niveaux d’interrogation des naturalistes, lesquels ignoraient tout de la cellule mais se passionnaient pour les fonctions relationnelles des organismes.


Ceux qui se préoccupent aujourd’hui de la nature sont surtout animés par l’esprit écologique qui, au delà de la contemplation des êtres vivants, injecte la dose nécessaire de conscience politique dans l’ancien naturalisme. Ainsi ces « néo-naturalistes » tentent de résister à la disparition rapide de nombreuses espèces suite à diverses activités humaines (prédation massive, pollution chimique, urbanisation, modifications des climats…). Outre les exemples très médiatiques du loup ou de la baleine, ils défendent ici une grenouille, là un papillon ou un oiseau, au nom de la nécessaire biodiversité. C’est une préoccupation qu’ignoraient les anciens naturalistes même si Lamarck, inventeur du concept d’évolution, pressentait déjà que l’homme dépend de la nature. Une autre particularité des écologistes réside dans leur combat contre la souffrance animale. Des corridas au gavage des oies en passant par la condition pénitentiaire des animaux d’élevage intensif et l’expérimentation animale (qui n’est heureusement plus la vivisection), ils sont en guerre contre la réduction des bêtes en esclaves ou en cobayes. Ainsi, ils ajoutent la compassion au regard des naturalistes, qui pour la plupart se moquaient bien de la douleur infligée à un animal disséqué vif, mais il est vrai qu’alors on n’épargnait pas davantage les hommes… Etrangement, ce qui différencie les nouveaux naturalistes de ceux des quelques siècles précédents les rapproche des cultures plus anciennes, celles des peuples dits « primitifs » : la pensée animiste établissait déjà des règles fortes de respect et d’harmonie entre l’homme et les êtres ou même les choses de la nature. Mais le naturaliste ne cède pas toujours à cette facilité qui consiste à remplacer l’insuffisance du savoir par des explications magiques. Sa pratique est souvent plus exigeante que celle du biologiste moléculaire, lequel borne le savoir aux explications qu’il est capable de produire, et elle est plus lucide que celle du mystique car l’émerveillement du naturaliste est gratuit : ni devoir, ni investissement, ni prière, la nature nous passionne car nous sommes de la nature. Alors elle est à jouir dans les délais impartis.%%% Que perdons nous quand la biologie réductionniste, dans sa défiance des naturalistes, nous arrache l’émerveillement? La science y perd une vieille chaîne de savoirs (savoir regarder, savoir décrire, savoir relier…) et les connaissances qui en découlent. Surtout le chercheur perd cette conviction d’appartenance intime au monde vivant, et ainsi le souci de ne jamais oublier de penser la biologie dans sa complexité, et avec humilité.