Par Jacques TESTART
Directeur de recherches à l’Inserm
et président de la Fondation Sciences Citoyennes
En conférence le 3 avril

Alors que nous vivons dans un monde où tout est de plus en plus sous contrôle, « la liberté du chercheur » est toujours largement revendiquée par la plupart des acteurs de la recherche. Pourtant, on devrait convenir que la liberté absolue d’agir n’est pas admissible pour des employés de l’Etat, surtout pour ceux qui œuvrent à l’avenir du monde. L’accord général sur le principe de Gabor (« tout ce qui est possible sera nécessairement réalisé ») suffit à rendre illégitime l’exploration sans contrôle des possibles, sauf à se réfugier dans l’hypocrite assertion que « la recherche est neutre » et à trancher artificiellement entre « le fondamental » et « l’appliqué ». Les chercheurs n’ont aucune légitimité pour constituer seuls une communauté autonome, capable de savoir ce qu’est le bien commun. D’autant que, quels que soient les moyens qu’on voudra lui attribuer, la recherche ne peut concerner qu’une partie des sujets susceptibles d’être explorés ou valorisés. Aussi, piloter la recherche, c’est d’abord faire des choix. Il faut être hautement bénéficiaire de cette situation (comme le sont les généticiens moléculaires) pour ne pas reconnaître les pressions variées vers une monoculture des chercheurs : appels d’offre sur thèmes redondants, recrutement fléché, soutien actif des industriels (projets économiques) et des associations caritatives (espoirs thérapeutiques), incitations des institutions scientifiques (start up, brevets, etc.). Et que cette monoculture entraîne la paupérisation des autres disciplines puisque les programmes élus le sont parmi tous les programmes possibles que recèle l’immense ignorance…

La mission sociale de la recherche, ce n’est pas seulement de mener « l’explication et le dialogue avec le public, d’expliquer la recherche… » comme l’affirment des scientifiques paternalistes. C’est aussi de recueillir et respecter l’opinion d’un public informé, capable de faire des choix éclairés. Veut-on une République des savants ou une démocratie des savoirs ? « Pour sauver la recherche, ouvrons la ! » avions nous écrit (Libération, 22 Janvier 2004) au nom de l’Association Sciences Citoyennes, mais le propos est encore inaudible pour la plupart des acteurs. Il l’est même souvent pour le public, lequel hésite avant d’oser poser les questions importantes : pourquoi des plantes transgéniques (toujours sans avantage) et pas plus de recherches sur les méthodes culturales, les améliorations variétales ?… Pourquoi les thérapies géniques (toujours inefficaces) et pas plus de recherches sur les maladies contagieuses, surtout exotiques, sur les résistances bactériennes ?… Pourquoi de nouvelles machines nucléaires (EPR, ITER… toujours dangereuses à long terme) et pas plus de recherches sur les économies d’énergie, la pollution environnementale ?…

Par ailleurs, le chercheur ne peut pas bénéficier de la liberté d’action dont jouit l’artiste. En effet, s’il existe une infinité d’attitudes subjectives pour exprimer un sentiment ou une idée, il n’existe qu’un faible nombre de solutions rationnelles pour résoudre un problème. Cette limitation est encore aggravée par la complexification technique qui transforme le « savant » d’antan en super ingénieur, au prix d’une universalisation des formations et des protocoles scientifiques : il y a davantage d’inventivité dans un seul concours Lépine que dans tous les laboratoires de biologie moléculaire en activité… Alors, quelle liberté intellectuelle reste-t-il au chercheur s’il est de moins en moins artiste ou inventeur, c’est-à-dire maître de sa propre façon de chercher ? Il ne peut que prendre parfois, et discrètement, le chemin des écoliers pour une recherche buissonnière, hors des autoroutes de la compétition techno scientifique.

La liberté du chercheur tend ainsi à se réduire à ne pas porter la cravate (mais cela se perd…) et à ses horaires (ce dont il profite souvent en travaillant plus qu’un autre salarié…). Si c’est dans les laboratoires que le futur se prépare, il est normal qu’on n’y fasse pas ce qu’on veut : on ne peut pas exempter le chercheur du contrôle social car il n’existe pas d’ « intérêt supérieur de la science » par rapport à l’intérêt public. Il faudrait même se réjouir dans les laboratoires de l’irruption de ce relatif carcan de l’intérêt public. Car, si la recherche scientifique gagnait en démocratie, elle tendrait à correspondre à la volonté exprimée par les citoyens avertis plutôt qu’aux pressions des industriels et autres lobbies. Et la mythique « liberté du chercheur » devrait y gagner la sérénité, qui est une condition de l’éthique.

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