L'Ecole Emancipée, 24-25, 2003.

De nombreux Etats industrialisés officialisent des anathèmes pour interdire le « clonage reproductif » d’un être humain. C’est que la technologie est incertaine et moralement condamnable. C’est aussi qu’elle n’est pas actuellement en mesure d’ouvrir de nouveaux marchés médico-industriels conséquents. Il est alors compréhensible que ce soient des artisans qui contestent l’interdit et s’affairent à le transgresser.

Une compétition pseudo scientifique a récemment jeté dans l’arène médiatique deux chapelles prétendant chacune au titre de premier cloneur d’humain.
Sous le signe de l’Au delà se produit l’Eglise raëlienne. Grâce à la télévision on connaissait déjà, dans des rôles voisins, les deux acteurs principaux de ce spectacle. L’un est Claude Vorilhon mais préfère se faire nommer « Raël » puisque c’est ainsi que l’ont désigné les Elohims, des êtres venus d’ailleurs en soucoupe volante. Puisque l’un de ceux-là en a profité pour engrosser sa mère (la conception assistée, déjà !) et que le petit Claude est né de ces œuvres célestes, il revendique naturellement le statut de frère de Jésus, lequel fut conçu dans une situation comparable (la conception asexuée, déjà !). Las des métiers besogneux auxquels il s’exerça, de journaliste sportif à chanteur sans succès, Vorilhon devenu Raël assume la mission d’envergure pour laquelle il fut créé (l’enfant instrumentalisé, déjà !) : utiliser la science pour accéder à l’immortalité.

Son challenger est Severino Antinori, gynécologue-obstétricien, voisin du Pape, ayant vendu son âme au diable publicitaire : constamment vigilant sur les façons d’enrichir sa notoriété, il ose faire tout haut ce que d’autres rêvent tout bas, et place toujours ses actions sous le signe bienveillant de l’aide aux procréateurs en détresse. Ainsi est-il devenu célèbre en permettant à des femmes âgées de devenir mères, un scénario où le seul acte médical original est l’achat d’ovules à des femmes plus jeunes. La perspective du clonage humain ne pouvait pas le laisser inactif tant elle nourrit un débat-spectacle d’ampleur inédite.

Quoi de commun entre ces deux errants de l’immortalité ? Ce qui les sépare dans l’apparence pourrait masquer qu’ils figurent deux façons complémentaires de réaliser ce qu’une humanité schizophrène vilipende, et sans avoir l’air d’y toucher. C’est à cela que doivent servir les sectes, ces religions qui n’ont pas encore réussi. S’il est généralement admis que l’Eglise de Raël est une secte, le caractère sectaire de certaines protubérances médicales l’est moins. Ainsi Antinori se réclame d’une mission libératrice et émancipatrice d’envergure puisqu’il s’agit de combattre la réalité de la mort. Afin d’exécuter cette promesse, il revendique un pouvoir réservé et humainement non vérifiable. La croyance des patients en ce pouvoir est la raison même de son ascendant sur eux et permet à l’apprenti sorcier de distribuer les rôles parmi les fidèles, selon son jugement souverain. Un vocabulaire technique aisément hermétique assure l’ésotérisme nécessaire à la geste antinorienne, laquelle se prétend détachée des profits matériels. Aussi, ce sont seulement des offrandes, deniers du culte prométhéen, qui pourront nourrir la liturgie, au moins jusqu’à la révélation du miracle.

Mettre l’homme en Meccano

Soyons juste, les deux gourous ne sont pas superposables : le gynécologue, adepte de la religion du Progrès, croît en la maîtrise rationnelle du monde tandis que l’extra-terrestre ajoute un contrôle spirituel sur l’œuvre biotechnologique. Pourtant, voilà deux missionnaires qui sont bien de notre époque puisqu’ils vénèrent la technologie – qu’ils nomment « la science » – et se proposent de rompre avec des millénaires d’errance philosophique pour enfin mettre l’homme en Meccano. Les deux gourous rivaux ont d’ailleurs été récemment réunis devant les autorités scientifiques états-uniennes, lesquelles leur ont seulement opposé les risques de malformation encourus par un bébé cloné… La seule question d’importance médiatique (mais en existe t-il d’autres ?) reste donc la même que dans les stades ou les lofts télévisuels : qui l’emportera dans cette compétition pour bouturer l’humain ?

Le gynécologue affiche au Guiness le record d’avoir engrossé une femme de 62 ans grâce à l’ovule acheté à une autre de 30 ans. Le fils d’Elohim revendique d’avoir été lui-même créé à l’occasion d’une manipulation scientifique et se déclare familier d’intelligences cosmiques. Ceux qui douteraient de la pertinence de tels CV pour assurer les prétentions au clonage doivent comprendre que les émules se sont assuré les services d’embryologistes discrets et supposés compétents. Des milliers de laboratoires de procréation assistée de par le monde sont susceptibles de déléguer un tel artisan pour cette mission singulière. La question devient alors : combien sont-ils, assez cupides et sans scrupules pour oser cette transgression ?

Chacun des maîtres spirituels dispose aussi de sa propre stratégie expérimentale : chez Antinori la technique est approchée grâce à la pratique quotidienne de la procréation assistée, tandis que chez Raël elle est mise en place à l’occasion de la lucrative création de « clonaid » (société des Bahamas qui promet de cloner votre animal de compagnie pour 200 000 dollars). Les deux compétiteurs se sont assurés les viviers de cobayes humains nécessaires à cette guerre technico-fantasmatique gourmande d’essais infructueux : à Raël les fidèles en transe, à Severino les clientes désespérées par un conjoint stérile… offrent gracieusement les ovules expérimentaux ou l’utérus porteur de l’œuf bricolé.

Même si la récente annonce relève du bluff, faudrait-il s’étonner que des biologistes, soudoyés par Raël ou Antinori, réussissent dans l’espèce humaine ce qui est déjà réalisé dans d’autres espèces animales ? Quelle est la signification historique de cet événement inédit ? Les zélateurs inconditionnels du progrès ont-ils de meilleurs arguments pour s’en distancier que les religions qui refusent qu’on les prenne pour des sectes ?

L’énormité éthique du clonage thérapeutique

Beaucoup de médecins ou chercheurs déplorent que leurs propositions pour interdire le clonage reproductif n’aient pas été ratifiées par certains pays. Le fait est exact mais il masque la véritable motivation de ceux qui s’engagèrent dans cette bataille dans le but d’obtenir les moyens immédiats de procéder au clonage thérapeutique. La distinction formelle entre bon et mauvais clonage, comme entre le bien et le mal, me paraît simpliste et redoutable. Pas seulement parce qu’il est techniquement nécessaire et suffisant d’expérimenter le clonage « thérapeutique » pour savoir réaliser le clonage « reproductif » ; ou que l’un et l’autre supposent la disposition de nombreux ovules et pour cela l’exploitation éventuelle de femmes « pondeuses ». Ce qui est aussi inquiétant c’est qu’une prétendue finalité médicale permettrait de justifier un acte dont il faut souligner le caractère proprement inouï. Parce que le clonage thérapeutique consiste à créer un être humain (l’embryon) dans le seul but de le détruire (pour en utiliser les cellules), et qu’il y a là une révolution anthropologique : il arrive qu’on inflige la mort à l’humain existant mais il n’est encore jamais arrivé qu’il soit conçu dans ce but ; parce que les recherches ne sont qu’esquissées chez l’animal et que l’éthique médicale exige que l’innocuité et l’efficacité d’une procédure soient préalablement démontrées par l’expérimentation animale ; parce qu’il existe bien d’autres sources de cellules souches (embryons surnuméraires, cordon ombilical, tissus adultes…) dont on est encore loin d’avoir éprouvé les capacités thérapeutiques, même chez l’animal ; parce que le premier effort des chercheurs en clonage humain sera pour mettre au point de nouvelles techniques afin d’obtenir des ovules en abondance à partir de cellules germinales immatures.

Or, c’est de cette technologie que dépend l’essor eugénique du diagnostic génétique préimplantatoire (DPI) réalisé après fécondation in vitro, cet essor étant actuellement limité par le faible effectif des embryons à trier. C’est au moment où le décryptage du génome et la bio informatique apportent des outils efficaces au DPI qu’une perspective dite « thérapeutique » pourra développer innocemment l’ultime technologie, celle qui permettra de générer de véritables populations d’embryons issus d’un même couple, et d’offrir ainsi la possibilité d’une sélection humaine dès l’origine. Sans doute faut-il proscrire définitivement ce crime contre l’humanité qu’est le clonage reproductif. Mais on ne peut espérer un consensus international qu’en se montrant cohérent, c’est-à-dire en reconnaissant simultanément l’énormité éthique du clonage thérapeutique et les enjeux symboliques de cette transgression. Pourtant, il se confirme que l’éthique est soluble à la fois dans le temps et la casuistique : Michel Revel, généticien et membre du Comité International de Bioéthique (Unesco) peut aujourd’hui revendiquer médicalement un « clonage reproductif maîtrisé » (Le Monde, 4 Janvier 2003) comme le faisaient, mais sous les huées, quelques bonimenteurs, prédicateurs et gynécamelots depuis plusieurs années…

On peut espérer que le clonage reproductif demeurera anecdotique et artisanal, même si on parvient à éviter les anomalies biologiques des enfants, car il lui manque le rationnel (on clone qui ? pourquoi ?) qui alimente une économie de marché mondialisé. Il en va autrement de la production de souches cellulaires caractérisées, brevetées, congelées et commercialisées qu’ambitionne la recherche sur l’embryon humain. Sous la bienveillance du discours médical se cachent ainsi des perspectives autrement redoutables que la naissance de quelques malheureux enfants clonés.