Coll. Bioéthique et Santé Mentale. Féd. Franç. Santé Mentale, 43-69, 2002.

Je ne me permettrais pas de parler de "handicap mental", ni même de "sexualité", n'ayant aucune compétence particulière sur ces sujets. Pourtant, et puisque le traitement de ces domaines recoupe les attitudes relatives à la "qualité humaine", on n'échappera pas ici à une réflexion plus générale sur la norme, sur la maîtrise de l'humain, et aussi la liberté d'être. Il semble même que les critiques qu'on peut porter aux nouvelles approches des handicaps physiques, où la norme tend à revêtir une définition génétique, doivent être amplifiées s'il s'agit de handicaps mentaux, et ceci pour deux raisons : d'une part il n'existe pas d'individus manifestant une "normalité" permanente de leur état psychique et de leurs comportements (nous avons tous la chance de pouvoir être fou parfois) ; d'autre part, les bases moléculaires et génomiques de tels états psychiques, si tant est qu'elles existent, devraient rester impénétrables pour longtemps.

Tous les praticiens rapportent l'intolérance croissante vis-à-vis des manifestations variées de marginalité physique ou mentale qu'on regroupe sous le nom de "handicaps". Il existe des causes sociales nouvelles à cette intolérance, en particulier l'exigence socio-économique de compétitivité, mais l'illusion de la maîtrise technicienne des handicaps, grâce à des progrès médicaux largement idéalisés, vient quotidiennement nourrir les vieux fantasmes de l'enfant parfait, ou de la santé éternelle.

La connaissance du génome de chaque individu est un objectif sérieux pour la "médecine préventive" puisqu'elle permet de placer cet individu dans la fourchette statistique des risques pathologiques, et aussi d'envisager un encadrement médical spécifique, comme des posologies optimales de médicaments, en recourant à la "génopharmacologie". C'est pourquoi les programmes d'étude fondamentale du génome de l'espèce humaine débouchent immédiatement sur une nouvelle technologie : l'identification génétique individuelle. Pour passer de l'un à l'autre, de la science à la médecine, ou à l'assurance, ou à la police, ou au marché, il faut seulement disposer de l'outil diagnostique, telles les biopuces, capables d'identifier une multitude de variants génétiques dans un prélèvement, et bientôt tout le génome dans une seule cellule. Un illustre pionnier de la génétique, Craig Venter, propose d'ores et déjà de fournir à chaque personne son génome sur un CD, en une semaine et moyennant 712 000 dollars, ce qui ne fait jamais que 20 dollars par gène …. L'argumentaire précise qu'ainsi chacun pourra connaître ses gènes à risque et même avoir une idée de comment et quand il va mourir … L'objectif est tellement séduisant que des concurrents se manifestent : une société britannique, Soleka, propose la même chose, mais en plus rapide (24 heures) et nettement moins cher (1 000 dollars).

Les réserves justifiées qu'on peut faire sur le "tout génétique", et sur les prétentions de l'anatomie moléculaire à définir l'individu, n'empêchent pas qu'il serait absurde de nier toute validité, au moins statistique, à la définition de profils génétiques en relation avec certaines manifestations phénotypiques. C'est pourquoi la voie ouverte par Craig Venter devrait devenir une autoroute, pourvu que le péage devienne bon marché, qu'il n'y ait pas de virages dangereux, et que ce chemin véhicule des intérêts suffisants. Or, le développement de la prédiction génétique semble convenir aux institutions (Sécurité Sociale, planification), aux professionnels de santé (médecins, généticiens, épidémiologistes …) et à d'autres professionnels (firmes de biotechnologie, assureurs, industriels). Il est clair que tous ceux-là, qui s'occupent de populations, risquent moins que les individus d'être déçus par des prédictions qui seront toujours de nature statistique, et donc le plus souvent fausses pour chaque personne considérée.

Avec le généticien Axel Kahn, on peut s'inquiéter de l'évolution prévisible du système assurantiel : "En France, comme dans les pays développés en général, on meurt beaucoup d'un très petit nombre de maladies : le cancer, les maladies neurodégénératrices, l'obésité, les maladies cardiovasculaires. Aussi suffirait-il d'un petit nombre de tests génétiques pour définir une population à sur-risques considérables" (1). Pour sa part, le Comité national d'Ethique (CCNE) estime que "dans le double contexte de l'essor des tests génétiques et du dynamisme des logiques libérales", il faut maintenir "l'actuelle interdiction légale en France de faire un tel usage de tests génétiques" (2). Pourtant, le CCNE n'a pas d'illusions puisqu'il ajoute que "tous les mécanismes économiques de nos sociétés "libérales" conduisent, tôt ou tard, à une utilisation large de l'information génétique". En rupture avec sa proposition de limiter le diagnostic génétique pré-implantatoire (DPI) à des "maladies particulièrement graves", le CCNE concède le recours aux tests pour des "petits risques" afin de "s'accommoder des lois du marché" … La qualification du risque petit et de la maladie grave, voilà bien tout l'enjeu de l'affrontement entre l'éthique et le marché !

L'industrialisation de la santé a besoin de malades à traiter, fussent-ils bien portants. Le malade potentiel (tout être vivant), cerné par la définition de ses fragilités, devient le citoyen inquiet, et donc demandeur d'assistance médicale, que rêve un système économique en quête de marchés. C'est pourquoi la caution prestigieuse de la génétique moléculaire devrait aider à justifier scientifiquement cette idéologie primitive qu'est l' amélioration biologique de notre espèce.

Afin de normaliser l’aspect ou les fonctions humaines, on a, depuis l’Antiquité, procédé à l’élimination des déviants dès la naissance, dans une démarche récemment qualifiée d’eugénisme négatif. C’est le même objectif qui a justifié la stérilisation de centaines de milliers de personnes dites « tarées » dans les pays démocratiques, au début du 20e siècle. En même temps, la médecine curative expérimentait des traitements, dont la plupart tenaient cependant davantage de la magie que de la science, au moins jusqu’au 19e siècle. C'est aussi le souci de normalisation qui a amené à remplacer un organe malade par un organe prélevé chez un tiers, ou à substituer des prothèses artificielles aux organes défaillants. La période récente a inventé la médecine dite « préventive » qui propose des conditions d’existence spécifiquement adaptées pour empêcher les dysfonctionnements prévisibles du corps : puisque certaines constitutions génétiques rendent plus ou moins probables des états pathologiques, on s’efforce de les prévenir par des médicaments ou des modes de vie favorables, voire par des interventions mutilantes comme l’ablation des seins en cas de risque cancéreux (40 % des femmes américaines « à risque » sont ainsi mutilées préventivement).

Le vieux mythe eugénique a reçu récemment le support de nouveaux moyens d'action sur l'identité génétique des individus. Ce qui est nouveau n'est pas le rêve d'une surhumanité mais la croyance que nous disposons aujourd'hui des moyens techniques pour maîtriser notre évolution. "Maîtriser" c'est-à-dire piloter les changements vers le meilleur (est-ce vers le bonheur ? ) et pas seulement porter des estocades désordonnées dans les œuvres du destin. Or, si des technologies nouvelles deviennent effectivement disponibles (transgenèse, clonage, sélection, etc …), et même en faisant abstraction de leurs imperfections présentes, ces technologies risquent de n'être que des outils privés de sens puisqu'il n'existe toujours aucune approche (voire aucune perspective) pour la définition d'un humain "amélioré", mais seulement un consensus qui porte à souhaiter que les enfants soient épargnés par certains handicaps. Il est utile de savoir comment la société libérale américaine sait déjà utiliser la médecine prédictive. Selon des sociologues américaines(3), des assurances tentent de ne pas prendre en charge des enfants atteints de maladies héréditaires ou congénitales, au prétexte que la mère avait refusé d'avorter, malgré le diagnostic établi par un dépistage prénatal. Inversement, quand les médecins ont omis de prescrire de tels diagnostics, ils se voient contraints de verser des indemnités aux parents d'enfants atteints de maladies génétiques, voire aux handicapés eux-mêmes, au titre de ce que les tribunaux nomment des "naissances préjudiciables" (d'où le recours par les médecins à tous les tests disponibles afin de se protéger de tels procès). Mais l'eugénisme de marché sévit aussi avant la conception puisque treize Etats américains ont presque réussi à faire passer, en 1992, une loi sur la contraception de longue durée pour les femmes allocataires de l'aide publique : en contrepartie de la pose d'un implant contraceptif ayant 5 ans d'activité, ces femmes devaient recevoir une indemnité. Une telle initiative pour limiter la procréation des pauvres est un retour aux pratiques eugéniques d'il y a cent ans, et le marchandage qui accorde une prime à la contraception n'est que le supplément d'âme apporté par l'économie libérale.

Dans le même temps où les propositions techniques se précipitent, les conditions de leurs éventuelles applications font heureusement l'objet de régulations collectives, si bien que l’entreprise d’amélioration humaine devra se plier aux exigences de certains acquis éthiques et du progrès social : les choix devront être réalisés par une majorité, ils devront être acceptés par les sujets de l'intervention, on donnera la faveur aux solutions indolores, on offrira un protocole compassionnel aux minorités déviantes. Ainsi, l’adoption généralisée de règles éthiques et démocratiques minimales, au moins dans les pays industrialisés, interdit de disposer des individus contre leur gré et d’imposer une ségrégation autoritaire des personnes. La nouvelle fabrique du corps humain passera donc par l’embryon car il précède l’humanité à venir, et c’est seulement au stade de l’embryon que la manipulation de l’humain peut concilier les projets sanitaires ou économiques avec les progrès sociaux et les exigences éthiques . Un récent échange entre deux praticiens indiens de la procréation assistée à propos du choix du sexe des enfants grâce au tri des embryons conçus in vitro illustre cette contradiction entre le faisable et le souhaitable : accusé d'aggraver la ségrégation sexuelle, le Dr Malpani répond qu'"en fait, si les petites filles sont désavantagées en Inde, c'est une décision rationnelle pour les couples d'avoir accès au diagnostic préimplantatoire pour choisir d'avoir un garçon ! Pourquoi les parents voudraient-ils désavantager leurs enfants"(4). Voilà un raisonnement impeccable qui ne manquera pas d'être étendu à d'autres caractéristiques que le sexe…

Il est probable que la procréation humaine va subir une évolution allant progressivement dans le sens d’une « normalisation » des enfants, par la recherche d’un état physique et sanitaire protégeant le plus possible le corps et l'esprit des pathologies ou des handicaps. Il s’agirait d’anticiper la médecine prédictive en la limitant au champ, encore considérable, de l’aléatoire et de l’environnement. Une telle évolution correspondrait à la volonté de « formatage » rationnel des individus, pour optimiser leurs fonctions de producteurs comme de consommateurs, selon les exigences d'une économie brutalement compétitive. Elle répondrait aussi à la mystique génétique qui propose que chaque caractère, physique ou comportemental, prend sa source dans le génome, et à l’utopie de la « santé pour tous », voire du bonheur maîtrisé. Elle ferait écho enfin à l’éternelle angoisse des parents, toujours menacés d’un bébé anormal, ou seulement déficient. Or, les technologies du vivant devraient être capables de proposer plusieurs solutions à ce programme occulte de reproduction normative. Ces solutions, toutes nées des récentes innovations de la technoscience, différent des tentatives eugéniques classiques par leur principe d’action comme par leur mode d’application. En effet, la reconnaissance de mécanismes cellulaires aléatoires qui régissent la population des ovules et des spermatozoïdes (méiose, réappariements des chromosomes, mutations) n’est plus compatible avec l’ambition de prédire les caractères d’un enfant grâce à la sélection de ses parents, comme il fut proposé et largement expérimenté au début du 20e siècle. La procréation aléatoire est une stratégie épuisée car les humains risquent le pire en procréant, et la médecine généticienne va proposer mieux que son rôle de Sisyphe, perpétuel redresseur d'ADN. Aussi, le contrôle qualitatif de la procréation humaine devrait-il désormais s’exercer au niveau de l’embryon juste conçu, et non plus au niveau des individus producteurs de gamètes (« géniteurs »), afin de circonscrire aussi bien les aléas des loteries génétiques (redistribution des chromosomes et des gènes parentaux) que les accidents du génome (mutations). En même temps, la désignation de l’embryon préimplantatoire comme sujet de la maîtrise permet d’échapper aux contraintes liées au statut juridique des personnes (lesquelles n’existent qu’à la naissance) et au statut biologique des corps capables de souffrance (laquelle ne peut pas exister avant les ébauches nerveuses). Ainsi se trouve jugulée la responsabilisation des tuteurs (parents et société) laquelle devrait se reporter exclusivement sur le bien qu’on escompte de ces manipulations. On est ici très loin des actes inhumains qui ont conduit à stériliser autoritairement plusieurs centaines de milliers de personnes, au nom de « l’amélioration » de l’espèce, au début du XXe siècle. Même si, au-delà de la forme, et malgré la demande parentale, c’est toujours la même volonté eugénique qui pousse les scientifiques ou les médecins à jouer le rôle d’exécutants du fantasme normatif (5). Il est intéressant de remarquer que l'appréciation génétique ne reconnaît jusqu'ici que "du normal" et "du handicap", la qualification de profils génétiques supérieurs à la norme n'étant encore qu'esquissée. Il n'existe donc pas encore en génétique de "mieux que normal", champion, génie ou leader, comme cela arrive à l'issue des compétitions sportives, de l'évaluation du Q.I. ou de la reconnaissance sociale. Mais la génétique prédictive commence à reconnaître des hiérarchies dans les combinaisons polygéniques, elle mesure des "degrés du risque" génétique, et donc se prépare à identifier du sub- et du sur-normal. Dans ces conditions, la définition du handicap va devenir encore plus subjective, malgré sa scientifisation apparente. Ou plutôt parce que sa mise en science ne permet pas de mieux qualifier ce qu'est l'humanité et, fort heureusement, de faire le portrait-robot d'un improbable enfant parfait. Pourtant, en l'absence de thérapeutique effective, l'issue du diagnostic est aussi pauvre de choix qu'un programme informatique : "1" c'est accepter et soulager, "0" c'est exclure et éliminer. Ainsi la médecine peut devenir le lieu sacrificiel où se décide le sort de l'homme, réduit à sa dimension biologique de vivant, que Giorgio Agemben appelle la "vie nue". Et le philosophe remarque que "dans tout Etat moderne, il existe un point qui marque le moment où la décision sur la vie se transforme en une décision sur la mort, et où la biopolitique peut ainsi se renverser en thanatopolitique" d'où "l'étrange relation de contiguïté qui unit la démocratie au totalitarisme" (6).

On peut distinguer théoriquement trois façons modernes d’assumer le vieux projet eugénique : en modifiant les embryons pour les améliorer par transgenèse, en perpétuant des individus "d’élite" par le clonage, ou en triant les meilleurs embryons parmi ceux qui sont produits au cours de conceptions ordinaires mais médicalisées. MODIFIER L'HUMANITE - A l’aube du XXIe siècle est apparue pour la première fois la possibilité de traiter un handicap en augmentant l’efficacité normale de la fonction atteinte : par chirurgie à l’aide du laser, on peut ainsi obtenir un dépassement de l’acuité visuelle normale dans l’espèce humaine. C’est une démarche innovante, qui dérive depuis la restitution de la norme par l’orthoptique vers la construction éventuelle d’une humanité aux yeux d’aigle. Dans la nouvelle fabrique du corps humain le corps visible sera valorisé par des prothèses de puissance inédite, à l’interface du vivant et de l’inerte. L’embryon est susceptible de manipulations génétiques affectant la totalité du corps en construction, et transmissibles à sa descendance. Il s’agirait d’ajouter, ou de supprimer, un ou plusieurs caractères au génome. C’est cette stratégie qui a inspiré nombre d’auteurs de fictions basées sur la fabrication d’un « surhomme ». Pourtant, on risque de s’interroger longtemps pour définir un tel personnage car, si l’exploitation des animaux nous permet d’énoncer des qualités « utiles » pour chaque bête d’élevage, on peine à montrer ce qui fait avantage significatif dans la constitution biologique des humains. S’il s’agit seulement de rechercher un potentiel génétique connu comme favorable au sein de la population, la sélection précoce devrait y suffire (voir « Trier »). S’il s’agit de manipuler le génome, pour l’amputer de traits réputés négatifs ou l’enrichir de séquences non humaines dont on espère une bonification pour l’espèce, l’essai est encore plus aventureux que la production d’OGM chez les plantes ou les animaux : outre les difficultés que révèlent les applications agro-vétérinaires pour maîtriser une telle stratégie, l’humanité devrait ici décider de modalités d’action sur sa propre évolution, un enjeu réellement prométhéen qui inspirera longtemps la plus grande prudence. Il faudra longtemps avant que l'humanité s'arroge le droit de se modifier définitivement en manipulant son génome, car celà signifierait changer d'espèce.

PERPETUER LES "MEILLEURS" – Le projet est ici de reproduire à l’identique certains individus, selon la technique du « clonage reproductif», réalisée récemment pour plusieurs espèces animales. Les relatifs progrès accomplis dans cette voie, et surtout le potentiel fantasmatique de cette manipulation, stimulent des vocations d'apprenti-sorcier qui rendent vraisemblable la naissance imminente d’un enfant cloné. Remarquons qu’ici la procréation se fait reproduction puisqu’il ne s’agit plus de faire un enfant doté d’une identité biologique originale à partir de deux géniteurs mais de recopier, comme par bouturage, un seul individu, dont on espère construire des exemplaires corporels identiques.La version primitive du bouturage animal est connue depuis 40 ans : il s'agit de dissocier un embryon en deux embryons vrais jumeaux dont l'un peut-être transformé immédiatement en enfant, par transfert dans l'utérus maternel, tandis que l'autre serait congelé en vue d'un usage ultérieur, soit pour remplacer le premier-né accidentellement disparu, soit pour constituer un second enfant identique si le premier a donné satisfaction, soit enfin pour produire des organes de substitution afin de combler des défaillances corporelles de l'hémi-embryon devenu une personne. Cette stratégie nécessiterait des investissements techniques, éthiques et psychiques importants, et trouverait mieux sa place en complément du tri préalable des embryons, qui permettrait de s'assurer de la qualité génétique de l'individu ainsi manipulé et investi. C'est donc plutôt pour reproduire à l'identique un individu ayant déjà vécu, et "fait ses preuves", que le clonage reproductif est revendiqué. Et on doit évoquer plusieurs cas de figure dans ces essais de répétition du même, selon que leur finalité est à prétention thérapeutique ou ouvertement élitiste. L’argument médical propose la fabrication d’un double du corps malade afin que certains éléments non vitaux puissent secourir l’individu d’origine. Il s’agirait alors d’un clonage à but "thérapeutique", mais que les nécessités médicales pourraient prolonger jusqu’à la naissance d’un enfant. Une telle transposition du clonage "thérapeutique" en clonage "reproductif" serait renforcée si les espoirs placés dans la greffe de « cellules souches » étaient déçus, ou s’il n’était pas possible de constituer un organe durablement fonctionnel à partir de telles cellules. Un autre argument, pseudomédical mais non élitiste, pour recourir au clonage délibérément "reproductif" a été avancé : on pourrait ainsi donner une descendance à un homme stérile, en introduisant le noyau issu d’une de ses cellules somatiques dans un ovule de sa partenaire, laquelle assumerait la maternité de son enfant-mari. La qualification « thérapeutique » d’une telle manipulation est audacieuse, mais pas plus que le serait la reproduction d’un nouveau-né décédé avant d’avoir vécu.

Selon toute vraisemblance la reproduction d’un être humain est techniquement possible, mais elle est heureusement condamnée à demeurer clandestine ou confidentielle. Même si les risques de malformations (qui concernent environ la moitié des fœtus animaux) peuvent être minimisés dans l’espèce humaine grâce à la fiabilité des diagnostics anténatals, cette technologie n’est pas applicable de façon massive car il serait absurde de prétendre reproduire chacun des humains existants, comme si une ou deux générations s’attribuaient le droit d’occuper définitivement le territoire de l’espèce. Il s'agirait donc de la reproduction des "élites", lesquelles pourraient, dans le meilleur des cas, être reconnues par consensus. En outre, les premiers « succès » pourraient montrer la surévaluation du facteur génétique car ces copies des corps seront vraisemblablement plus divergentes de leur moule d’origine que ne le sont entre eux les vrais jumeaux, nés du même ovule, dans le même utérus, portés par la même mère et élevés simultanément dans le même milieu familial.

Si la plupart des Etats industrialisés condamnent le clonage "reproductif", c'est en partie parce que cette technologie est incertaine et moralement éprouvante. Mais on remarquera aussi que le clonage reproductif n'est pas actuellement en mesure d'ouvrir de nouveaux marchés médico-industriels conséquents, contrairement au clonage dit "thérapeutique". Il est alors compréhensible que ce soit parmi les artisans (du gourou Raël au gynécamelot Antinori) que provienne la contestation de l'interdit, lequel est vaillamment revendiqué par les puissantes sphères de la biotechnologie.

TRIER LES CONCEPTIONS DU HASARD – Il s’agirait ici de stimuler une génération abondante d’œufs fécondés afin de qualifier le génome de chaque homoncule selon des critères médicaux, puis de transformer en enfant l’embryon doté du mieux-disant moléculaire(7). Cette stratégie pourrait mener à la dissociation complète, depuis longtemps fantasmée, entre la sexualité (réservée au seul plaisir) et la procréation (sous-traitée en laboratoire). Plusieurs exigences doivent être satisfaites pour que la sélection humaine devienne effective. D'abord, comme pour toute sélection, il importe que la quantité des éléments à évaluer (ici les embryons) soit la plus grande possible, afin d'augmenter la probabilité d'en découvrir au moins un qu'on estimerait de qualité satisfaisante. Or le nombre d'embryons disponibles au laboratoire dépend directement du nombre d'ovules soumis à la fécondation in vitro (FIV). L'ovule est la cellule la plus rare (un seul est produit chaque mois chez la femme) parce que des mécanismes naturels en limitent la production par les ovaires, surtout en provoquant l'élimination (apoptose) de nombreuses cellules précurseurs (les ovocytes I). C'est pourquoi le "rendement" ovarien maximum, qui passe par la transformation en ovules de la plupart des ovocytes I (au lieu d'un seul sur dix mille naturellement), devrait mettre en œuvre des techniques de culture in vitro où de petits fragments ovariens seraient soumis à des conditions contrôlées. De telles techniques sont en cours d'expérimentation chez l'animal et des naissances ont été obtenues à partir de tissus ovariens conservés longtemps congelés, puis cultivés dans des conditions adéquates, avant qu'on procède à la FIV. De cette façon, on devrait pouvoir diriger la production d'ovules humains par dizaines, ou même par centaines, et donc réaliser le tri sur des populations d'embryons, à partir d'un seul prélèvement ovarien et sans qu'aucune intervention ultérieure sur le corps de la femme ne soit nécessaire. L'efficacité eugénique d'une telle stratégie est incomparable puisque chaque couple disposerait, pour choisir son enfant, d'un catalogue d'enfants possibles aussi abondant que les naissances qui pourraient théoriquement survenir en un millénaire de procréation intensive … Cette voie de conception ex vivo vient par ailleurs ruiner l'argument qui voudrait que la pénibilité actuelle des actes (stimulation ovarienne et recueil d'ovules) limite le recours abusif au tri embryonnaire. Des travaux, réalisés surtout chez l’animal, montrent qu’une unique et bénigne intervention sur le corps féminin pourrait permettre de prélever et de conserver par congélation un petit échantillon ovarien, détenteur potentiel de centaines d’ovules. Ainsi, c’est en dehors de tout traitement hormonal de la femme, et de toute nouvelle intervention invasive sur son corps, que les ovocytes conservés seraient amenés à maturité au moment voulu, puis fécondés au laboratoire, avant que les embryons soient soumis à l’identification génétique. Celle-ci pourrait porter sur de très nombreux embryons simultanément et permettre de caractériser d’abondantes configurations du génome, suspectées de corrélation avec tel ou tel phénotype. L’usage des « puces à ADN » devrait conduire à identifier les particularités du génome intégral, trois jours seulement après la fécondation, et donc à hiérarchiser les embryons frères et sœurs selon l’ensemble de leurs promesses génétiques. Parmi ces « personnes potentielles » seul le « meilleur », selon les critères biologiques, serait transformé en enfant, éventuellement à l’issue d’un clonage de blastomères destiné à multiplier les chances de développement in utero en créant plusieurs vrais jumeaux de l’embryon élu.

La plupart des praticiens de l'AMP font la sourde oreille devant cette perspective et le britannique Roger Gosden, spécialiste mondial de la potentialisation des ressources ovariennes, explique qu'un prélèvement minuscule dans l'ovaire d'une femme de 30 ans "suffirait pour tous les traitements fivète qu'elle souhaiterait, ainsi que pour produire des ovocytes à donner à d'autres patientes ou à la recherche" (8) mais il n'évoque absolument pas la perspective de démultiplier ainsi l'acuité du DPI. Seul Jacques Cohen, un pionnier américain de la procréation assistée, responsable d'un laboratoire de pointe à New York, semble avoir bien compris que le DPI, ainsi optimisé, va devenir le moyen privilégié pour trier l'humanité dans l'œuf. Mais c'est pour s'en réjouir, puisqu'il écrit que cette technique va heureusement permettre "de détecter n'importe quelle caractéristique génétique telle que la taille, la calvitie, l'obésité, la couleur des cheveux ou de peau ou même le quotient intellectuel …" (9)

Nous avons brièvement évoqué trois stratégies modernes qui pourraient tendre à modifier l'humanité. Un trait commun à ces trois perspectives est que, malgré leurs prétentions médicales, elles ne visent pas à soigner. En effet, la gestion du handicap par la génétique se ramène, sauf exceptions, à un choix vital : puisqu'on ne sait ni prévenir ni soigner mais au mieux soulager le handicap génétique, on ne peut que supporter ou supprimer la vie, ou la sexualité, ou la procréation des personnes stigmatisées. C'est pourquoi la génomanie est une véritable mystification qui recouvre, par une science supposée, la solution toujours primitive de la sélection humaine.

Curieusement, alors que les stratégies potentielles de modification (transgénèse) ou de reproduction (clonage) occupent l’actualité et les fantasmes, l’ « amélioration » de l’espèce par la stratégie de sélection des embryons est rarement commentée par les spécialistes comme par les médias.. Peut-être faut-il y voir une réminiscence douloureuse de sordides discours et des tragiques expériences eugéniques. Peut-être est-ce aussi l’insuffisance fantasmatique de la sélection qui la fait cacher par les autres stratégies : ici on n’ose pas les mythes du surhomme ou de l’immortalité, on ne « dépasse » pas les effets de la nature, on cherche modestement à en valoriser les meilleures productions.

Dans une tentative désespérée pour empêcher la dérive eugénique du DPI, Bernard Sèle, généticien, et moi-même avons proposé aux praticiens potentiellement impliqués dans le tri embryonnaire de s'engager à limiter leur pratique, quelles que soient les nouvelles possibilités qu'apporteront les progrès techniques. Il s'agirait de niveler le pouvoir eugénique du DPI sur celui du diagnostic prénatal (DPN) en évitant la plupart des aberrations numériques et structurelles des chromosomes mais en refusant la caractérisation de l'ensemble des mutations pour lesquelles un diagnostic est disponible. La proposition, soumise aux praticiens du monde entier, prévoyait "pour que le DPI reste un DPN précoce, de limiter définitivement son intervention à l'établissement du caryotype et à la recherche d'un seul variant pathologique pour l'ensemble des embryons disponibles chez un même couple"(10). Le faible nombre de réponses reçues (moins de 100), parmi lesquelles des accusations d'atteinte à la liberté qu'ont les géniteurs de choisir leurs enfants, nous ont définitivement convaincus que les jeux sont faits, quel que soit l'état provisoire des lieux et les assurances lénifiantes, ici ou ailleurs.

De toutes les stratégies eugéniques, le tri d’embryon est la seule à utiliser les forces considérables, mais aveugles, qui font l’évolution, pour les retourner en choix délibéré. On sait qu’un seul couple est potentiellement capable d’engendrer des millions d’enfants différents et c’est cette loterie, responsable du meilleur comme du pire biologique, que le tri des embryons peut utiliser en ne retenant que ce qu’on considère comme étant le meilleur. Trier l’humanité dans l’œuf c’est vouloir piloter des processus naturels d’une puissance innovante infinie en prétendant que l’issue calculée est forcément bénéfique. En même temps, cette stratégie est la seule à n’exclure aucun couple géniteur du projet amélioratif puisque pratiquement tous, même les couples les plus « tarés », sont capables de concevoir un embryon « normal » au sein d’une cohorte variée. Le tri des embryons semble donc renforcer cette « démocratie génique » naturelle dont nous avons fait l’hypothèse(11), force évolutive vers la biodiversité qui, en limitant drastiquement l’efficience générale de la procréation, autorise la participation du plus grand nombre à l’engendrement . Pourtant ce qui motive le diagnostic génétique préimplantatoire n’est pas la diversité humaine mais, au contraire, l’élimination de caractères estimés délétères. Or cette qualification est souvent arbitraire parce que prononcée par une génération historiquement datée, en absence de connaissances suffisantes sur les fonctions du génome, et à partir de choix inspirés par l’économique, l’affectivité ou le conformisme. Ce qui devrait inquiéter le plus dans les efforts technoscientifiques n’est pas la volonté souvent infantile de maîtrise mais l’incapacité à maîtriser réellement. Car c’est l’inconscience orgueilleuse alliée à la puissance technique qui crée sans cesse de nouveaux risques. Remarquons qu'un DPI exhaustif, révélant la totalité d'un génome, ne signifierait pas que nous disposons de la connaissance absolue sur les fonctions des gènes : il suffit de mettre en relation l'anatomie moléculaire des génomes avec les particularités révélées chez des individus existants pour établir des risques épidémiologiques de causes à effets. La vérité statistique de telles relations, qu'on sait établir dès aujourd'hui, peut masquer bien des déboires puisque la supposée "maîtrise génétique" ne serait alors qu'une façon économique de court-circuiter la connaissance. Ainsi, le fait qu'un même gène puisse avoir des fonctions variées, ou le fait que certains gènes soient impliqués à la foi dans un risque de handicap et l'évitement d'un autre handicap, amène à s'inquiéter sur l'expérimentation humaine qui se prépare. Les praticiens, et leurs technologies, ne sont pas seuls en cause dans la définition de la norme. Et leur crainte d'être accusés de négligence si un enfant est victime du "préjudice d'être né porteur d'une maladie" les fera de plus en plus vigilants, sous l'œil attentif des futurs parents. Il y a une redoutable contradiction entre la responsabilisation croissante des acteurs médicaux et la réalité qui fait que les tests génétiques donnent naissance à une médecine de l'incertain. J.F. Mattéi, généticien et actuel Ministre de la Santé, très impliqué dans l'élaboration des lois sur la bioéthique, avouait son inquiétude en 1996. "Nous avions posé quatre conditions à l'établissement du DPN, qui ont toutes été abandonnées. Nous devions dépister uniquement les maladies graves, incurables, dont la survenue était certaine. Enfin, il fallait toujours prendre en compte l'intérêt de l'enfant et non celui des parents. Or, nous avons laissé de côté le critère de gravité puisqu'on dépiste aujourd'hui, et on interrompt parfois, la venue de fœtus porteurs de becs-de-lièvre. Nous avons abandonné le critère de la prise en compte de l'enfant en tant que tel, puisque le choix de garder un enfant dépend parfois des conditions économiques et sociales des parents. Enfin, nous avons abandonné le critère de la certitude. Il suffit maintenant qu'il y ait un risque de 10 % ou 20 % de déclenchement d'une maladie pour qu'une grossesse soit interrompue. L'abandon de ces critères a été de plus accompagné de deux dérives, eugénique et normative…" (12). Comment, à partir d'un tel constat sur l'évolution des indications de DPN, peut-on se satisfaire des assurances qui accompagnent la perspective du DPI ? Pourquoi les glissements observés à l'occasion d'une pratique peu discriminante, mais très tranmatisante, ne seraient-ils pas largement amplifiés quand les possibles deviennent illimités et que les épreuves sont annulées ?

Deux questions méritent ici d’être évoquées. L’une concerne la nature même de l’humain visé par le processus sélectif : si ce processus prétend à la suppression de tous les handicaps, ne conduit-il pas vers des corps dotés du « meilleur » gène à chaque locus ? C’est-à-dire à l’élaboration de « corps sans faute », comme le serait celui d’un surhomme ? Sans négliger la mystique génétique qui inspire cette stratégie, et les tragiques « retours de maîtrise » à prévoir, il reste que la voie aujourd’hui ouverte par la sélection des homoncules est celle de la construction de l’homme idéal. Et survient immédiatement la seconde question : Si les demandes adressées par les géniteurs à la biomédecine se révèlent univoques, toutes ciblées vers l’utopie du « handicap zéro », la matérialisation de critères universels pour tous les corps ne correspond-elle pas à la fabrique de semblables génétiques ? La pensée unique qui définit la norme ne contient-elle pas le projet d'une société de clones biomédicaux ? On peut aussi craindre que la réalisation de tels projets suscite des formes inédites de gestion de l'humain, où la rationalité et l'efficacité ne seraient obtenues qu'au prix d'un certain autoritarisme. Comme si le fantasme collectif de perfection par l'eugénisme nouveau, mou et consensuel, devait générer une nouvelle mouture de la "démocratie" : l'instrumentation consentie.

Nous voilà bien loin des conceptions de Georges Canguilhem, jusqu'ici référence obligée en matière de normal et de pathologie, qui écrivait en 1943 que "la vie d'un vivant ne reconnaît les catégories de santé et de maladie que sur le plan de l'expérience, qui est d'abord épreuve au sens affectif du terme, et non sur le plan de la science". Mais la nouvelle inquisition médicale nous éloigne aussi de la construction d'une société solidaire puisque les droits de chacun seront proportionnels à ses "privilèges génétiques". Sans être démesurément pessimiste, on peut s'inquiéter de la menace qui plane sur les déshérités du génome, depuis la privation de liberté pour les individus à risque de développer des troubles mentaux, jusqu'à la vindicte majoritaire pour ceux qui n'auraient pas accepté de conformer leur comportement à l'exigence des prédictions génétiques. Comme l'écrivait Michel Foucault "on entre dans l'âge de l'examen infini et de l'objectivation contraignante".

Les critère de normalité sont largement consensuels dans une population donnée, et alors ils différent peu de critères d'Etat. Plus encore que pour les modes vestimentaires, l'espace de liberté affective du citoyen est très réduit s'il est possible de choisir son enfant (qui souhaite procréer un trisomique ? qui préfère un enfant petit, asthmatique ou myope ?). Il est plus facile d'accepter une norme sociale que de revendiquer la différence, et plus encore s'il s'agit de l'enfant dont on est responsable.

Richard Lewontin fait remarquer que "le modèle qui consiste à considérer comme anormal celui qui est physiquement indésirable nous conduit inéluctablement à l'idée que ceux qui sont socialement indésirables sont aussi anormaux, et que les causes en sont les mêmes"(13). C'est ce déplacement inexorable de la qualification génétique vers des attitudes sociales discriminatoires qui nous autorise à évoquer un nouvel eugénisme, éventuellement mou et démocratique, et à craindre ses répercussions sur l'organisation même des sociétés. Car les différences sont transformables en handicaps, lesquels justifient une certaine position dans la compétition, en fonction des objectifs des institutions, des contraintes économiques, et des idées répandues dans la population. Le philosophe Hans Jonas soulignait que "la véritable menace que porte en elle la technologie fondée sur les sciences naturelles ne réside pas tant dans ses moyens de destruction que dans son paisible usage quotidien" (14). Ce qui nous menace, c'est l'avènement paisible d'un monde qui refuse l'altérité.


Références :

1. A. Kahn. La société au risque de la génétique. Pratiques 1, 1998.

2. CCNE. Avis sur génétique et médecine : de la prédiction à la prévention, Octobre 1995.

3. D. Nelkin, J. Lindee. La mystique de l'ADN. Belin, 1998.

4. Hum. Reprod. 17, 10, 2779, 2002.

5. A. Pichot, J. Testart. Les métamorphoses de l'eugénisme.Universalia 99-105. Encycl. Univ. 1999.

6. G. Agamben. Homo sacer, Seuil, 1997.

7. J. Testart. Des hommes probables. Ed du Seuil, 1999

8. R. Gosden et al. Hum. Reprod. Update 8, 105-110, 2002.

9. Brenner C., J. Cohen. Hum. Reprod. 15 (suppl. 5) 111-116, 2000.

10. J. Testart, B. Sele. In : L'embryon chez l'homme et l'animal, 287-293, Inserm/Inra eds, 2002.

11. J. Testart. La procréation : une fonction naturellement inhibée. Med. Sci. 11, 447-453, 1995.

12. J.F. Mattéï. Eurêka 12, 55, Novembre 1996.

13. R. Lewontin. Med. Sci. 5, 1995.

14. H. Jonas. Libération, 12 Décembre 1992.