Citizen loft : l'Humanité existe !
Libération, 29 mars 2002
Le 11 Février 2002 s’achevait la seconde conférence de citoyens française (la première, sur les organismes génétiquement modifiés, avait eu lieu en 1998). Celle-ci, consacrée au thème “ changements climatiques et citoyenneté ” était organisée par la Commission Française du Développement Durable (CFDD) en partenariat avec le Musée des Sciences de la Villette.
Rappelons le principe de telles procédures, inventées par les danois et expérimentées depuis plus de 10 ans en Europe : on prend une quinzaine de femmes et d’hommes sans qualités, on les enferme ensemble pour deux week-ends dans une école haut de gamme où des spécialistes distingués leur distillent le su et le non-su, les avantages et les risques potentiels qu’il y aurait à vivre comme ceci ou comme cela ; ils écoutent, interrogent, échangent. On laisse réchauffer quelques semaines puis on confronte ces profanes devenus assez savants à de nouveaux experts ou décideurs qu’ils ont eux-mêmes choisis aux fins de les cuisiner. Ils les cuisinent avec malice et application, avec l’audace de profanes devenus assez savants, confrontent leurs nouveaux savoirs et leurs récentes convictions avec le savoir-faire de ceux qui savent et font depuis toujours ; puis se retirent pour délibérer … Jusqu’à l’aube, le médecin et l’ajusteur, les sympathisants du PS et ceux du FN, l’institutrice et la retraitée, les français “ de souche ” et la beurette, parlent de l’avenir à la lumière de leur science neuve : leur avenir et celui de leurs enfants, et des petits-enfants à venir. Et ils s’entendent sur l’essentiel, divergent ça et là, jusqu’à la rédaction d’une proclamation où tous se reconnaissent. Puis vient la conclusion par une conférence de presse. Celle-ci avait lieu le jour précédant le discours d’acteur tenu par un chef d’Etat proclamant son amour de ces citoyens dont il méprise la justice commune.
Derrière la longue table 16 hommes et femmes, épuisés mais fiers de leur travail juste terminé. Les porte-paroles lisent lentement, avec une solennité assumée : “ Nous, citoyens … attendu que … nous pensons que … nous recommandons … ”. Et c’est comme si le monde repartait d’un bon pied.
Là se construit un intellectuel collectif et transitoire, hors des pressions des partisans et des lobbies, comme un modèle réduit de la démocratie qui pourrait advenir si tous les êtres humains étaient enfin accessibles à la connaissance, et éduqués à l’altérité. Cette alchimie n’est bien sûr réalisable qu’en respectant scrupuleusement un protocole convenu, où dominent la qualité et l’objectivité des informations fournies, la protection intellectuelle du groupe, et des conditions matérielles favorables à son épanouissement.
Citizen loft … sept jours et autant de nuits pour partager la mise en conscience d’un sujet pour universitaires. Des leaders se devinent parmi les gentils membres, des complicités se nouent ou se dénouent, plus si affinités… Au-delà des connivences triviales propres aux groupes constitués par le sport ou les vacances, la conférence de citoyens est le lieu où communient l’intelligence et la responsabilité. Ce qui ici rassemble, plutôt qu’un match à gagner, un pays à visiter, des profits à engranger, c’est le défi lancé à l’esprit par l’irruption technologique et l’appétit consumériste. Vache folle, OGM, nucléaire et ses déchets, couche d’ozone et réchauffement de la planète, clonage, brevabilité du vivant, partout l’incertitude gagne quand le faisable s’accroît. Les élus, débordés par l’ampleur des savoirs à acquérir pour décider, délèguent à quelques-uns le champ de la technoscience et se satisfont de lieux communs dérisoires et redoutables : “ on ne peut pas arrêter le progrès… ” “ il faut bien demeurer compétitif … ”. Alors, les quelques parlementaires commis aux réalités techniques subissent les assauts convergents des lobbies de la recherche et de l’industrie, soucieux de faire avaliser leurs promesses aventureuses. Alors, les militants indignés qui distribuent des tracts, arrachent des plants, contrôlent les pollutions, sont stigmatisés par l’appareil technoscientifique, du chercheur au politique, en passant par les marchands d’illusions.
Nul n’envisage de remplacer les débats parlementaires par des conférences de citoyens, promues à la fonction de nouveaux soviets (mais combien plus libres et éclairés que les anciens !). Ni de substituer ces événements ponctuels au travail lent et persévérant du milieu associatif pour convaincre le plus grand nombre. Mais il faut rompre avec l’hypocrisie du référendum ou du sondage qui permettent essentiellement de recueillir l’opinion qu’on avait d’abord inculquée. Il faut aussi s’interroger sur l’authenticité démocratique des procédures électives qui, faute de mieux, régissent notre vie politique. Car, il est extraordinaire de constater qu’une poignée de personnes, prises au hasard mais volontaires pour être instruites, peut contredire ce que croient et votent les mêmes personnes tant qu’on essaie de les confiner à l’état d’objets de consommation. Ainsi, dans les conclusions du 11 Février(1) on lit, à propos de l‘énergie, que le nucléaire “ ne peut être qu’une solution transitoire étant donné les risques encourus ” d’où cette proposition révolutionnaire “ que les crédits affectés à la recherche nucléaire soient diminués au profit de recherches sur les énergies renouvelables … ”. Les mêmes citoyens appellent aussi à favoriser les transports en commun, la construction de parkings à l’entrée des agglomérations, à augmenter la taxation des carburants, à relever les normes et renforcer les législations pour mieux isoler l’habitat, à créer un fonds mondial d’indemnisation pour les catastrophes naturelles, à aider les pays émergents à s’engager dans des modes de développement durable, à réguler la consommation énergétique mondiale par une organisation supranationale et indépendante des intérêts économiques des pays du nord, à demander un mécanisme de sanctions contrôlé par l’ONU, et à placer sous l’égide de l’ONU le FMI, la Banque Mondiale et l’OMC … Rien que ça !
Il semble que les propositions audacieuses mais de “ bon sens ”, en rupture avec le fatalisme des décideurs, soient fréquentes à l’issue de telles assemblées citoyennes. Organisez dix conférences de citoyens couvrant les sujets controversés les plus importants puis réunissez leurs conclusions. Vous obtenez le programme électoral idéal… qui est aussi celui que les électeurs rejetteraient ! Peut-être est-ce son pouvoir émancipateur, autant que la menace diffuse sur leur représentativité, qui empêche la plupart des élus de favoriser ce processus démocratique. En tout cas, ce que proposent les citoyens, libérés des marchands d’illusions et placés en situation de responsabilité, c’est la solidarité plutôt que la compétitivité, la communauté de l’espèce humaine plutôt que le chauvinisme, le développement durable plutôt que le productivisme. Une telle démonstration qu’un potentiel véritablement humain demeure caché dans les médiocrités quotidiennes, celles qui font les séductions électorales est une des rares occasions sérieuses de croire qu’un autre monde est possible.
(1) “ environnement.gouv.fr ” (rubrique actualités)