La Croix, coll à vif N°1 : Choisir sa mort, 21-24, mars 2023


« Il s'est battu avec beaucoup de courage contre la maladie... » Ce commentaire respectueux, voire élogieux, accompagne la mort de bien des gens qui furent souvent rongés pendant des mois ou des années par la peur de crever. Quelques jours avant son décès j'avais rendu visite à mon père à l'hôpital. Il me demanda anxieusement que je réoriente mes recherches pour trouver une solution à son cancer irréversible. Quelques années plus tard, je visitais ma mère agonisant dans le même hôpital. En la quittant sur son lit de souffrance muette, alors que je tenais la poignée de la porte pour fuir cet instant dramatique, elle murmura avec une sobre gravité « j'espère que c'est la dernière fois que je te vois... ». Est-il plus courageux de s'accrocher à une vie qui s'en va dans la douleur et la décrépitude ou d'affronter l'évidence qu'il n'est plus rien de bon à espérer, que demain sera pire qu'hier ? Il importe de se préparer à ces situations avant même qu'elles n'entravent la liberté et la lucidité. Quelques années plus tard, c'est un autre proche, se sachant lui aussi atteint d'un cancer qui me demanda lors d'une promenade en forêt de l'aider à en finir quand il deviendrait inguérissable. Il sollicitait mon engagement pour cela. Je ne pus que lui répondre que j'agirais en ce sens si c'était possible mais que, contrairement à ce que ma profession lui laissait croire, j'étais aussi démuni que lui pour m'assurer une mort paisible. Quand je le retrouvais à l'hôpital où il devait mourir il me fixa avec tellement d'insistance que je dus détourner mon regard, honteux de l' abandonner et furieux de mon impuissance qui me forçait à vérifier que j'étais désarmé pour affronter ma propre mort. Désarmé autant que tous les humains des millénaires précédents malgré tous ces artifices nouveaux étalés partout. Même en possession de ses moyens physiques celui qui veut mourir doit se pendre, ou s'ouvrir les veines, ou user d'une arme à feu ou se défenestrer ou s'enfermer la tête dans un sac en plastique. Misère ultime et terreur infligée aux proches qui découvriront le corps cassé, la face éclatée dans le sang ou le vomi . Il est paradoxal que dans nos sociétés industrialisées où le choix de l'individu serait sacré tant qu'il ne nuit pas à autrui , et où la technologie fabrique des clones ou des fusées pour aller sur la lune, une simple pilule permettant de mourir sans souffrance et dans la dignité ne soit pas disponible, moyennant un délai de réflexion, un conseil psychologique, mais sans sacrifier à l'autorité médicale. La médecine affirme son contrôle sur la fin comme sur le début de la vie en imposant toujours des actes techniques qui justifieraient son hégémonie: la perfusion sanguine pour mourir ou l'insémination artificielle pour procréer (L'Assistance conviviale à la procréation, Le Monde, 8 février 2013).
Les trois exemples douloureux évoqués plus haut montrent soit la vaine et cruelle résistance devant la mort, soit son attente passive angoissée, soit le souhait impuissant d'abréger une vie insupportable. Mourir dans la dignité constitue un droit essentiel de toute personne mais ce droit ne se décrète pas comme les lois qu'on proclame pour protéger autrui, il concerne chacun jusque dans son dénuement et ne peut s'exercer que s'il fut choisi et mûri sereinement. Le savoir mourir n'est enseigné que par les religions mais c'est dans un tour de passe-passe, certes charitable et apaisant, qui laisse croire qu'on ne meure pas vraiment de la mort. Les gourous du transhumanisme ont récupéré le message pour les athées en promettant que la congélation des corps (pour 200000 dollars US) permettrait d'attendre le miracle biomédical de la résurrection. Hors cette promesse fallacieuse le transhumanisme ne peut pas profiter des morts individuelles, par exemple pour sélectionner l'homme supérieur, pourvu que la question euthanasique concerne essentiellement des personnes ayant dépassé l'âge de procréer.
La révolte est légitime quand la maladie impose à des personnes encore jeunes une disparition scandaleusement prématurée. Mais pour chaque personne « en bonne santé » il arrive un moment ou la déficience naturelle des fonctions vitales comme des fonctions ludiques amènera une régression continue de ce qui faisait l'identité, la personnalité, et nourrissait des bonheurs de vivre. Restent des instants souvent répétitifs où le plaisir est de plus en plus simulé, comme pour prouver à soi et aux autres que l'on existe encore. On devrait se préparer à savoir mourir, ce qui implique de ne plus investir dans la survie en visant l'augmentation de ses capacités physiques ou intellectuelles, comme il est recommandé aux plus jeunes dont la vie reste à construire. D'autant que, quand le corps se déforme et que l'intellect faillit, le rendement de tels efforts devient très faible : ce serait comme s'obstiner à vouloir remplir une baignoire percée. Surtout ce serait s'accrocher à l'utopie du « tout reste possible » qui nourrit l'acharnement médical et prépare le désarroi quand la mort s'impose. Aussi vient le moment où on ne peut ambitionner que de freiner la dégénérescence par l'exercice physique, et où les activités culturelles ne servent plus qu'à divertir. Et cultiver son jardin demeure, même tardivement, la meilleure leçon de vie, de sagesse, et de modestie.
C'est un enjeu qui peut sembler prétentieux que de vouloir apprivoiser cette mort qui inspire à presque tous une terreur absolue. Mais il ne s'agit pas d'un combat ou d'une volonté de vaincre, seulement d'une manière plutôt lâche de faire avec, de n'être pas vaincu au moment ultime pour la bonne raison qu'on s'y abandonne. Car, si je peux banaliser la mort, quelle terreur pourrait-elle exercer sur moi ? Bien sûr, prétendre qu'on saura mourir relève du pari et ne pourra se vérifier qu'une seule fois. Se sachant condamné à court terme le biologiste Axel Kahn a expliqué dans les médias « je veux faire de ma mort mon chef d'oeuvre ». Il disait ainsi sa volonté de disparaître dans la sérénité, après avoir mis ses affaires en ordre, dit adieu à ses proches et à sa jument, en s'évitant toute souffrance forcément inutile et en laissant la meilleure image possible à ses survivants. N'était-ce un conflit entre nous depuis plusieurs années je l'aurais contacté pour vérifier, entre chercheurs, la faisabilité de cette vantardise quand elle est confrontée à l'irrémédiable.