La Décroissance, juillet-aout 2021

Il y a cinquante ans, Gébé prônait un monde nouveau où les humains, enfin devenus raisonnables, s'épanouiraient dans une convivialité frugale. L'avènement rêvé de l'an 01 est aujourd'hui débordé par la dure réalité de l'an 1.0, une ère de la déprime et de la peur où le numérique fait son beurre et où les libertés s'épuisent. C'est le covid qui marque le début de cette nouvelle phase de l'anthropocène et beaucoup imaginent que ce cauchemar prendra fin avec l'éradication du méchant virus SARS-Cov-2. Mais les rêves de « monde d'après » s'épuisent avec les reprises pandémiques, et avec les carcans liberticides que le pouvoir multiplie par effet d'aubaine. D'autant que les causes de ce désastre persistent et nous menacent d'innombrables nouvelles pestes tant les atteintes au vivant et à son environnement deviennent insupportables et souvent irréversibles. Le pouvoir se limite à panser les plaies sans agir sur les causes et en limitant les libertés, lesquelles conditionnent pourtant de possibles répliques intelligentes aux fléaux que fabrique la société industrielle. Comble du cynisme : l'inscription sur les listes pour se faire vacciner afin de repousser la mort exige l'usage d'un téléphone portable, quincaillerie faite prothèse permanente et universelle par l'industrie du numérique qui nous détruit... Terrorisées et sans cesse trompées par des expertises défaillantes ou mensongères, les populations hésitent entre résignation morose, confiance obligée dans « la science » et survivalisme du pauvre (stocker des pâtes et du papier toilette). Bien sûr le pire n'est pas certain, comme toujours avant qu'il n'arrive, mais il devient chaque jour plus probable au point où la seule attitude responsable est de le prévenir. Mais peut-on consacrer son existence à parer aux risques jusqu'à entraver sa vie même au nom de la survie biologique à tout prix? A l'heure où on constate l'échec du projet prométhéen de se rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature »on en vient à mesurer l'intensité de vie par le taux de mortalité comme les économistes mesurent le bien-être avec le PIB.

Les années 2020-2021 ne sont pas seulement celles qui initient d'inépuisables pandémies, elles sont aussi marquées par la loi de programmation de la recherche, qui promet d'intensifier pour les dix prochaines années les innovations visant la croissance industrielle et la compétitivité internationale, et par la révision des lois de bioéthique qui consolide l'artificialisation de l'humain grâce au transhumanisme, nouveau costume de l'eugénisme. L'avenir technologique décrit par ces lois va de l'asservissement à la logique de la machine à la numérisation des existences. Il nécessite la confiance aveugle en la science comme espérée avec l'inféodation des journalistes en ruinant leur esprit critique grâce à la création d'un Centre de médiation scientifique piloté par le pouvoir. Il faut opposer l'auto-organisation de la société à l'autoritarisme d'un monarque se réclamant d'une science qui vacille, il faut pour cela établir enfin un contrat entre sciences et sociétés, entre chercheurs et profanes car les habitants du monde sont capables de contribuer aux meilleures solutions, qui sont souvent les plus modestes. Plutôt qu'à des experts et des concours télévisuels de patrons savants, avec des infos triées et délivrées au compte-goutte pour conjurer l'irrationalité supposée de la population et assurer son infantilisation, c'est aux citoyens qu'il faut confier les clés du futur, sans négliger la contribution de la science mais « en centrant sur ce qui nous met en bonne santé plutôt que sur ce qui nous rend malades » (programme Horizon Terre de l'association Sciences citoyennes). Parmi les objecteurs de croissance beaucoup rejettent globalement la recherche en ce qu'elle mènerait nécessairement à des innovations toxiques et à l'asservissement des populations. Les réformes menées depuis 20 ans ont réduit le chercheur, déjà instrumentalisé depuis un demi siècle, à un opérateur d’une machine de plus en plus détachée des savoirs, de la société et du monde. Les choix de recherche doivent correspondre aux besoins de la population afin que la « science non faite » devienne celle dont les citoyens ne veulent pas plutôt que celle qui ne sert pas des intérêts économiques immédiats. Pourtant les choix du monde d'avant persistent un an après que, sous la pression de l'angoisse pandémique, furent proclamées avec force dans la sphère publique la nécessaire protection de la biodiversité mais aussi l'absurdité d'une croissance sans limite, et l'indispensable coopération entre les peuples pour préserver le monde commun. Il existe des moyens comme les conventions de citoyens(1) pour que le progrès soit synonyme d'un mieux vivre collectif et non plus de l'emballement scientiste pour le profit de quelques uns.

(1) L'humanitude au pouvoir, Seuil, 2015; La covid, la science et le citoyen, Les Possibles, 25, 2020 ; Quelques critiques à la convention citoyenne sur le climat, Nature et Progrès, automne 2020