Cyril Fiorini, Elena Pasca et Jacques Testart, association Sciences Citoyennes
inf'ogm, mars-avril 2018

Les sciences sont souvent présentées comme un monde à part, à l’abri des turpitudes du monde social, protégées des influences politiques et économiques. C’est une erreur de penser cela (1), car les chercheurs eux-mêmes sont pris dans des enjeux qui n’ont rien à voir avec l’idée que l’on se fait d’une méthode scientifique idéale (2).

On voit bien grâce aux lanceurs d’alerte que les controverses scientifiques dépassent largement le strict objectif d’accroissement des connaissances assigné aux sciences. La recherche scientifique est au coeur de notre société, ce qui apparaît clairement lorsqu’on prend conscience de son rôle dans les catastrophes sanitaires et environnementales qui émergent régulièrement (amiante, vache folle, perturbateurs endocriniens, nucléaire…). C'est pourquoi il paraît légitime d’interroger la responsabilité des chercheurs et du système de recherche scientifique dans les choix de politique scientifique comme dans l’ensemble des choix politiques qui engagent l’avenir des populations (3).

Une idée émerge en miroir lorsqu’on constate que les sciences ne produisent pas toujours les savoirs pertinents pour résoudre les problèmes socio-environnementaux : tout citoyen peut détenir ou acquérir une expertise pertinente pour contribuer à la compréhension d’un phénomène complexe et à la résolution des problèmes qu’il peut engendrer. Il n’y a alors aucune raison pour que seuls les chercheurs apparaissent comme « experts » d’un sujet : les membres de la société civile doivent pouvoir être reconnus comme légitimes à travers leurs savoirs, d'où leur légitimité à participer directement à l’élaboration des choix politiques. Pourtant, ce qui anime l'idéal démocratique, ce n'est pas de faire en sorte que chacun puisse exprimer son opinion (revendication qu'il faut bien sûr défendre) mais que, à l'issue d'un processus convenu socialement, surgissent et soient respectées les propositions les plus susceptibles de correspondre au bien commun. Cette démarche est encore plus justifiée depuis que la technoscience nous inonde d'innovations aux effets incertains et que l'environnement s'est imposé comme nouvel acteur de l'avenir humain. Or, aucun expert n’est capable de dire si une proposition innovante est bonne pour l'humanité et aussi pour la planète dont nous dépendons, et ce n’est pas à la science de le dire, mais aux citoyens, à plusieurs conditions  : qu'ils placent l'intérêt général au-dessus de leurs intérêts particuliers ; qu'ils connaissent l'apport réel de la proposition et ses risques réels ; qu'ils soient bien informés des alternatives éventuelles; qu'ils échappent aux pressions de tous ceux qui prétendent détenir la solution ; qu'ils échangent des arguments entre citoyens de conditions variées mais tous engagés dans cette recherche du bien commun. De telles conditions ne sont pas remplies dans les procédures de « consultation citoyenne », ni dans les processus de décision que revendique l'Etat « démocratique » : de la concertation au débat public en passant par le vote ou le référendum, le résultat sera le plus souvent la production, même majoritaire, d'illusions démocratiques qui profitent surtout aux pouvoirs en place et à leurs alliés.

Quel processus inventer pour échapper à ce piège ? L'association Sciences citoyennes a construit une version rationalisée de la procédure des conférences de citoyens, inventée au Danemark il y a 30 ans et trop souvent improvisée, à la va-vite et sans règles strictes. Dans la proposition de loi sur la Convention de Citoyens (CdC) élaborée par l’association (4) et rendue publique en 2007 (5), il s'agit de définir un protocole modèle, précis et reproductible (6). La CdC vise à réunir des personnes dénuées de liens d’intérêt (tirées au sort), abritées des lobbies (anonymes jusqu’au rendu de leur avis), complètement informées (à partir d’expertises contradictoires), bénévoles et sans statut durable (remplacées pour chaque procédure), et représentant la diversité socio-économique; toutes conditions qui contrecarrent les perversions actuelles de la dite «démocratie participative». Outre les qualités objectives de la procédure (reproductibilité, indépendance, arguments justifiés), cette forme de jury citoyen implique des échanges internes au groupe où se manifeste l'empathie nécessaire pour prétendre contribuer au bien commun (7). Ces qualités justifient l’obligation pour les autorités publiques de tenir compte de l’avis citoyen qui résulte d'une CdC. La CdC ne prétend absolument pas remplacer ou occulter les formes d'action et réflexion existantes. Elle doit au contraire se nourrir des souhaits et opinions exprimés par la société, autant que des faits scientifiques, afin d'être capable de proposer les solutions les plus conformes au bien commun.

Pour illustrer la portée innovante de telles procédures, l'on peut citer ici quelques recommandations faites par les citoyens à l'issue de la conférence de citoyens sur les OGM (organismes génétiquement modifiés) en 1998 (8). Leur avis demandait « l'interdiction des gènes marqueurs de résistance aux antibiotiques » et «un moratoire concernant l'introduction ou la consommation d'OGM pour les humains et les animaux ». Il proposait une réforme du système d'expertise car « la CGB (Commission du génie biomoléculaire) en charge de proposer des autorisations doit être composée de deux collèges: le Collège des Scientifiques et le Collège général », en précisant que « toutes les positions, y compris les minoritaires, devraient être prises en compte et rendues publiques ». De plus, la précaution impose que « les cultures doivent systématiquement faire l'objet d'un suivi...Il paraît indispensable de développer la recherche liée au risque écologique avant de développer la diffusion des OGM et d'attendre les conclusions de ces chercheurs avant la mise en culture intensive »...Le panel de citoyens demandait aussi qu'une « disposition législative engage la responsabilité directe et totale sur ses fonds propres du semencier qui serait responsable de dommages causés à l'environnement par un produit OGM. » Enfin, les citoyens, conscients de la dimension universelle de l'innovation, proposaient « la création d'une commission internationale consultative auprès de l'ONU. Celle-ci serait obligatoirement consultée avant toute autorisation de mise en culture et de commercialisation d'un produit OGM ». Certaines de ces recommandations ont été adoptées depuis 20 ans, les autres demeurent remarquablement lumineuses… L'une des ambitions de la Convention de Citoyens proposée par Sciences Citoyennes est bien que les pouvoirs publics ne puissent pas se détourner des recommandations éclairantes des citoyens !


(1) PESTRE Dominique (2003), Science, argent et politique. Un essai d’interprétation, Paris, INRA Éditions, 201 p.
(2) COLLINS Harry et PINCH Trevor (1994), Tout ce que vous devriez savoir sur la science, Paris, Éditions du Seuil, 204 p.
(3) Sciences Citoyennes a rédigé un Manifeste pour une recherche scientifique responsable et organise cette année à Paris une série de 3 colloques sur le thème « Pour une recherche scientifique responsable » (6 avril, 29 mai et 13 septembre 2018).
(4) sciencescitoyennes : convention-de-citoyens
(5) CALLON Michel, HERMITTE Marie-Angèle, JACQUEMOT Florence, ROUSSEAU Dominique, TESTART Jacques. Les citoyens au pouvoir ! Libération, 26 novembre 2007 Les citoyens au pouvoir !
(6) TESTART Jacques : L'innovation aux prises avec la démocratie. Les Nouvelles d'Archimède (univ Lille) L'innovation aux prises avec la démocratie
(7) TESTART Jacques : L'humanitude au pouvoir. Comment les citoyens peuvent décider du bien commun. Seuil, 2015
(8) in ref 7 (annexe du livre) et L'expérience française des conférences de citoyens : Brève analyse des procédures de 1998 à 2014