Jacques Testart (biologiste) et Agnès Rousseaux (journaliste)*
La Revue parlementaire, juin 2018.

Guérir les maladies, soulager les souffrances, corriger un handicap ou réparer des déficiences : telle est le but de la médecine depuis ses débuts. Mais voici que nous basculons depuis quelques années vers le transhumanisme, dont le but affiché est d’ajouter des qualités nouvelles, inédites, au genre humain. Interfaces cerveau-machine, organes artificiels à la demande, molécules pour accroître la durée de vie, techniques d’amélioration cognitive, bébés génétiquement améliorés… A grand renfort de marketing, des chercheurs et des multinationales nous promettent pour demain un être humain façonné par les biotechnologies, les nanosciences, la génétique. Avec des conséquences hasardeuses pour notre espèce et le risque de voir se développer une humanité totalement dépendante des technologies – pour ceux qui peuvent se les offrir – qui remodèleront corps et cerveau. Quel être humain va naître de ces mutations et expérimentations ?

Prenons l’exemple familier du smartphone, inconnu il y a 20 ans mais déjà devenu une prothèse permanente et universelle : les gens ne le lâchent plus, même à table ou aux toilettes… et ceci dans le monde entier. Pour l’heure, la prothèse est encore extracorporelle, mais elle est devenu tellement indispensable que d’aucuns se la feront bientôt greffer sous la peau. Des recherches sont déjà menées en ce sens. Le téléphone portable relève d'une autre logique que les lunettes ou la greffe d'organes qui n'ont pour fonction que de rétablir un état « normal ». Et cette prothèse « bien pratique » peut aussi être responsable, outre certains impacts physiologiques, d’un certain enfermement des individus hors du monde réel (voir l'autisme des voyageurs dans les transports en commun). Comment assurer un usage intelligent de cet outil puissant, multipotent, et souvent gratifiant ? Alors qu’on nous promet pour bientôt des prothèses qui pourront restaurer certaines déficiences (vue, mobilité,...) en conférant à des personnes handicapées des performances allant au-delà des normes, comment définir et assurer des limites entre médecine et transhumanisme ?

Bien d'autres machines ou mécanismes intégrés au corps sont en gestation. Certains sont plutôt dérisoires, comme la puce implantée sous la peau qui permet d'ouvrir sa porte. D'autres, déjà, sont plus intrusifs et visent à ajouter des propriétés inédites à notre organisme, tels les nano-robots intracorporels pour mesurer et corriger divers paramètres physiologiques, ou les casques qui stimuleraient le cerveau pour augmenter les performances intellectuelles ou la mémoire. Mais le projet transhumaniste est encore plus ambitieux : il veut améliorer le génome de l'humanité (au moins celui des « post-humains »), augmenter fortement notre longévité jusqu'à l'immortalité (des études à grande échelle sont menées actuellement pour tester plusieurs types de molécules), mêler nos corps avec ceux d'animaux (chimères) par le transfert d’organes et l’hybridation génétique, ou avec des mécanismes (cyborgs) ou encore connecter les cerveaux aux machines afin de « booster » leurs performances. Tout ou partie de ces réalisations définiraient le « post-humain », un humain « augmenté » dont l'avènement est annoncé vers 2045 par certains techno-prophètes. Déjà des recherches sont menés pour faire advenir ce nouvel être humain, sans débat démocratique sur la pertinence de ces « avancées ». Celles-ci sont présentées comme un nouveau droit acquis par chacun, ouvrant pourtant la porte à une humanité à deux vitesses. Ce qui pose également question, c’est la logique conquérante du transhumanisme, qui s’impose à tous.

Beaucoup d'ouvrages récents évoquent ces projets transhumanistes et l’arrivée prochaine d’un « humain augmenté », mais ils tendent à localiser le phénomène à la Silicon Valley et mélangent souvent fantasmes et réalités. C'est pourquoi nous avons voulu apporter des informations sur les orientations de la recherche scientifique européenne et hexagonale. Nos enquêtes montrent que, malgré des moyens beaucoup plus modestes (les chercheurs états-uniens sont abondamment financés par des multinationales du high tech - les fameux GAFAs - comme par les agences de recherche militaires), nos chercheurs s'investissent, plus ou moins consciemment, dans la voie des mêmes technologies transhumanistes. L'analyse critique des résultats obtenus ici ou là montre aussi que, malgré des avancées techniques extraordinaires, nombre de promesses parmi les plus séduisantes pour beaucoup de personnes risquent de n'être jamais réalisées. Ainsi, les réalités du vivant, infiniment plus complexe que la machine, devraient résister à l'utopie de la santé permanente ou à celle d'une augmentation considérable de la durée de vie, de même qu'il s'avère peu probable que l'intelligence artificielle dépasse toutes les propriétés de notre cerveau, qui ne se résument pas seulement à une capacité de calcul logique. Mais même si beaucoup de ses promesses s'avèrent finalement vaines, le transhumanisme risque de bouleverser notre conception de nous-mêmes et les rapports entre les humains, jusqu'à faire croire à l'homme qu'il n'est qu'une machine, réparable à l’infini, aux pièces interchangeables. Sans oublier qu'une société où toutes les actions seraient numérisées et où les relations seraient gérées par des dispositifs informatiques laisserait vite peu de place à l'individu, sommé au nom du bien commun de se conformer aux injonctions de Big Brother comme décrit dans 1984 d'Orwell. Sans oublier aussi que les coûts faramineux de la « nouvelle médecine » (déjà des greffes de cœur ou la cryogénisation des corps à plus de 200.000 euros, des thérapies géniques à un million d'euros,...) ne seront pas accessibles à tous, ni couverts pour tous par le système de sécurité sociale. C’est dire si des inégalités croissantes sont au bout de ce chemin de « progrès ». Les changements prônés et induits par le transhumanisme exigent d'être soumis à débat. Or, ce qui est discuté aujourd’hui dans le cadre des Etats Généraux de la bioéthique, c'est principalement la protection des données personnelles menacées par le Big Data – comme si politiques et intellectuels avaient déjà admis que le transhumanisme est notre avenir, et qu'il conviendra de contenir ses excès « en temps voulu », c’est-à-dire certainement trop tard.

Il est pourtant irresponsable d'appliquer au transhumanisme l’éternelle ritournelle du progrès bienfaiteur, en concédant des risques prétendus maitrisables. Avec l’idéologie transhumaniste, il ne s’agit pas de la même nature de progrès qu’avec la machine à vapeur ou l’électricité : nous sommes cette fois dans une rupture potentiellement irréversible qui veut modifier l’humain, et qui affectera l'ensemble de notre espèce dès les prochaines décennies. Si nous ne faisons rien, les transhumanistes triompheront, et les « bioconservateurs » (autrement nommés « chimpanzés du futur ») finiront au musée car « ils ne seront pas rentrés dans l’histoire ». Certaines voix transhumanistes proposent même d’éradiquer les réticents et les incapables car ils seraient nuisibles au genre humain ! Pourtant, on raisonne comme si tout cela était « cool » et quasiment traditionnel, comme si la rupture civilisationnelle prochaine ne pouvait susciter que les mêmes émois, espoirs et craintes que les révolutions technologiques ayant marqué notre histoire, comme si cette situation n'était pas absolument inédite.

Plutôt que penser la catastrophe imminente, nos responsables s'apprêtent au mieux à la gérer, comme on fait pour une catastrophe naturelle. Pourtant c'est bien par la volonté de certains humains que s'accélère cette course en avant pour défaire l'humanité ! Si la bioéthique peut servir à quelque chose, ce serait à empêcher que la puissance technique justifie le refus de toute limite. Depuis une vingtaine d'années, les prétentions transhumanistes, qui faisaient sourire dans l'Hexagone, sont aussi revendiquées par l'Asie et l'Europe. Afin de rattraper notre « retard », puisque tout cela n'est qu'une affaire de compétition économique, l'Etat français vient d'accorder une aide de 1,5 milliard pour l'intelligence artificielle, tout comme le précédent gouvernement avait lancé un plan de médecine génomique préventive pour 670 millions d'euros. Subventions considérables ici, mais dérisoires au regard des moyens états-uniens ou chinois. Le choix serait donc de concourir ou périr ? Le transhumanisme n'est que l'actualisation des vieux mythes de puissance qui abondent dans les cultures humaines : développer un homme plus fort, plus rapide, plus intelligent, moins mortel. De quoi rendre les populations plutôt réceptives à ses promesses. Il survient de plus dans une conjoncture favorable, à la croisée des désarrois idéologiques (mort de Dieu, improbabilité des révolutions) et des fantastiques progrès technologiques des dernières décennies. Allons-nous en son nom accepter la fin de l'humanisme et des principes républicains ? Parce que les changements s'accélèrent en vitesse et puissance comme jamais dans l'histoire de l'humanité, parce que nous allons à court terme vers une dévastation anthropologique et environnementale, il devient suicidaire de vouloir tout ce qu'il serait possible d'avoir.


(*) Viennent de publier : L'humain en danger. Les promesses suicidaires des transhumanistes, Seuil, 2018