Débat à Sciences Citoyennes sur la post vérité, 25 novembre 2017.

L'histoire a montré que, malgré leur prétention à ne dire que la vérité si ce n'est toute la vérité, les sciences constituent un terrain de choix pour l'exercice de la fraude. Ce terme désigne aussi bien la fabrication ou l'altération de données que le plagiat. Sans minimiser la gravité du plagiat pour la probité scientifique, nous ne retiendrons ici que la production de faux, c'est à dire de résultats non conformes à l'expérience et à la vérité des faits. Il peut s'agir de résultats délibérément inventés ou « seulement » altérés pour les rendre conformes à une démonstration. Les cas les plus célèbres et souvent cités portent sur la fabrication de données conduisant à proclamer une thèse non démontrée. Les motivations du faussaire apparaissent variées. Ainsi ce fossile composé d'un crâne humain et d'une mâchoire de singe (homme de Piltdown) défraya la chronique paléontologique en 1910 sans que son auteur ne soit découvert : il s'agit là d'un fraudeur-farceur n'ayant tiré aucun bénéfice personnel de son imposture. D'autres fraudeurs paraissent agir par idéologie comme le psychologue Cyril Burt démontrant dans les années 1970, à partir d'études controversées sur des jumeaux, que le quotient intellectuel serait héréditaire. Il existe aussi des fraudeurs compulsifs tel Jan Hendrick Schön, physicien allemand qui publia pas moins d'un article scientifique chaque semaine en 1961...
Plus récemment, le biologiste coréen Hwang Woo-Suk prétendait en 2004 avoir créé, par clonage, des cellules embryonnaires humaines. Son cas est intéressant car le résultat proclamé, bien que falsifié, n'est pas en contradiction avec ce que la science a produit depuis, tandis que le biologiste a fait fortune en clonant dès 2005 des animaux de compagnie avec un succès non discutable. Etait-il un fraudeur par prémonition ?... On pourrait ajouter à cette brève liste le moine Grégor Mendel accusé d 'avoir enjolivé les résultats célèbres de ses croisements de petits pois. On peut penser que Mendel ne recherchait pas la gloire personnelle (sa mémoire ne fut honorée que depuis 1900, 16 années après sa mort), il tentait plutôt de subvenir aux carences de l'humble savant en célébrant la gloire divine car les lois de Dieu ne peuvent obéir qu'à la perfection, sans céder aux aléas statistiques... Qu'on me permette d'ajouter le nom de Pierre Temple1, personnage fictif animant une équipe de chercheurs dont la mission secrète était de produire des travaux inexistants dont les résultats étaient supposés conformes au bien de l'humanité (par exemple démontrer que fumer donne le cancer...). Aucun intérêt personnel en jeu, plutôt le recours à la science, nouvelle divinité, pour gagner la crédibilité permettant de servir l'intérêt commun . Rien ne révèle qu'une telle fraude par compassion existerait dans la réalité des laboratoires...

Tous ces cas de fraude, et les enquêtes disponibles qui les analysent, montrent des chercheurs à la psychologie perturbée, des individus sous influence, ou égocentriques, ou démagogues, comme il en existe dans toutes les activités humaines depuis toujours et comme il en existera toujours. Si le phénomène de la fraude scientifique est très présent dans l'actualité (plusieurs blogs lui sont exclusivement consacrés sur internet), c'est que, à l'époque de la « post vérité », une catégorie de fraudeurs scientifiques connait une forte expansion. Celle des chercheurs sérieux qui tripotent avec application leurs résultats afin de leur donner fière allure pour une meilleure acceptabilité. Le faux besogneux qui envahit les laboratoires, sans altérer la bonne conscience des chercheurs, illustre la culture de l'irresponsabilité qui règne sur la science autant que sur les technosciences2. De telles attitudes n'étaient pas concevables il y a seulement un demi-siècle. L'accoutumance s'ajoutant aux pressions extérieures pour l'hyper compétitivité, tout indique que le phénomène de fraude ne peut que s'amplifier si le contexte persiste.

Quelques chiffres révèlent le phénomène. Une enquête de Nature en 2005 montrait que 33% des chercheurs (parmi 50% de répondants) reconnaissaient avoir cédé à des « pratiques non déontologiques », et on recense une multiplication par 10 des retraits d'articles entre 1975 et 2012, ces retraits étant justifiés par la fraude dans 67% des cas. Un ouvrage récent3 estime à 2% la proportion de fraudeurs chez les chercheurs, soit environ 140000 personnes qui reconnaissent avoir inventé ou falsifié leurs données. L'interprétation de telles estimations est délicate à cause de la variété des comportements reconnus comme « non déontologiques » et des difficultés rencontrées par l'enquêteur pour les recenser. Pourtant, il est révélateur que les éditeurs de revues prestigieuses (surtout en médecine et biologie, comme Nature et The Lancet) avouent devoir publier de plus en plus d'articles dont ils savent que l'honnêteté scientifique n'est pas respectée. Ce phénomène accompagne l'émergence d'une nouvelle industrie éditoriale, telle l'entreprise indienne OMICS international qui commercialise plus de 700 publications « scientifiques » où les articles sont acceptés en quelques heures moyennant finance, et qui propose des certificats de participation à des milliers de conférences bidonnées. Citons aussi les « auteurs » d'articles rédigés sous contrôle de l'industrie pour vanter ses productions (« ghostwriting »), leurs signataires étant généralement choisis parmi les experts du domaine, c'est à dire parmi ceux qui font autorité pour porter la parole scientifique jusque dans les structures d'évaluation des innovations.

Même les institutions scientifiques (Académies des sciences et de Médecine) ne respectent pas leur raison d'être. Ainsi, après avoir résisté à l'évidence des dangers mortels de l'amiante pendant 80 ans, elles cautionnent souvent des technologies controversées (plantes transgéniques, poisons chimiques,...) en refusant de prendre en compte les travaux défavorables, un exercice dans lequel excellent aussi des organes d'expertise telle l'Agence européenne de sécurité des aliments. Quand un organisme officiel et détenteur de pouvoirs importants célèbre, sans aucune mesure, une technologie aux effets encore incertains (voir l'exemple récent du « couteau suisse » génétique Crispr), nous sortons de la science pour entrer dans l'idéologie. Quand un tel organisme officiel opère une analyse sélective des éléments publiés avant de rendre son avis « scientifique », lequel se trouve presque toujours conforme aux desseins industriels, il s'agit encore d'une activité frauduleuse, pour le moins d'une fraude idéologique. L'importance des conflits d'intérêts et des pressions lobbyistes dans ces choix a été démontrée par des associations de la société civile.

Désormais, ce sont des milliers de chercheurs qui « améliorent » leurs données pour accéder à la publication, laquelle est la mesure officielle de l'utilité scientifique, et donc sociale. De même que l'optimisation fiscale se veut distincte de la fraude fiscale, l'optimisation des résultats scientifiques devient une pratique quasi banalisée puisqu'il faut bien survivre selon le dicton des chercheurs(publish or perish). Cette déviance est inscrite dans le système, même si les organismes de recherche se dotent de commissions d'éthique ou de déontologie pour limiter les dégâts. Il faut noter que, à l'instar de ceux de Mendel, nombre de ces travaux enjolivés ne répandent pas une information globalement fausse puisque le message scientifique aurait été identique si les normes déontologiques avaient été respectées. On peut même penser que, malgré la fraude incluse dans le résultat, celui-ci contribue à l'avancée des connaissances et est susceptible d'être confirmé par d'autres études... Pourtant, outre que cela n'est jamais certain, l'influence de telles pratiques est dévastatrice, en particulier pour les jeunes chercheurs vite rodés à fabriquer des vérités impeccables. Au risque de fabriquer bientôt des contre vérités. Avec la complexité croissante des technologies et le rôle majeur des algorithmes informatiques dans la production de la vérité, il va devenir de plus en plus difficile de distinguer la fiction de la réalité. En conséquence, la référence à des résultats scientifiques pour réfuter diverses contestations, provenant en particulier de la société civile, sera de moins en moins crédible. Et cette contagion du doute va se développer en même temps que la science non officielle, voire les fausses sciences, proclameront des vérités alternatives. Nous voilà condamnés au scepticisme au moment où s'affirment des périls inédits (climat, nucléaire, pollutions, transhumanisme,...) qui exigeraient des réponses assises sur des certitudes plutôt que la culture de l'agnotologie... C'est que la science est devenue une activité marchande où la vérité est un sous produit aléatoire. Nous voici loin de l'entreprise humaniste pour la connaissance objective du monde, même si la plupart des laboratoires peuvent encore exhiber des faits incontestables, parfaitement objectivés. Les raisons de cette dégénérescence de l'aventure scientifique recoupent, comme pour les fake news qui polluent la vie sociale et politique, la désillusion fréquente sur l'objectif de connaissance, sur ses fondements comme sur le mieux que le savoir était supposé depuis toujours apporter à la société. Mais le mal résulte surtout des conditions nouvelles de la recherche scientifique, calquées sur celles de l'activité économique, quand la science est sommée de contribuer à cette activité, quand la connaissance est subordonnée à l'innovation et gérée selon les normes de l'industrie (productivité, rendements, brevets,...). Les chercheurs se focalisent sur le nombre qui permet d'évaluer quantitativement un événement plutôt que sur le sens des observations. Le nombre des publications scientifiques, dont la valeur est elle-même appréciée par un chiffre, est aussi ce qui détermine l'avancement du chercheur dans la carrière.
Ainsi c'est la quête du nombre qui guide la science réelle, comme elle guide l'économie réelle. Nos sociétés, éperdues de croissance et de compétitivité, ont secrété la science qu'elles méritent. Critiquer cette science n'est pas une posture négativiste, c'est chercher à promouvoir des conditions favorables à la connaissance objective du monde et éduquer au jugement, c'est oeuvrer à la recherche du bien commun et donc à la démocratie.