L'écologiste 16, juin-août 2016

Les médias ont remarqué que le « Manifeste des 130 médecins» se présente comme un écho au « Manifeste des 343 salopes ». Notons cependant que les femmes demandaient en 1973 un droit fondamental pour toutes tandis que les médecins revendiquent le droit à un exercice corporatiste, et remarquons aussi que la perte de leur dignité, et parfois de leur peau, des premières n'équivaut pas au manque à gagner des seconds...La compassion affichée ne doit pas faire illusion : les signataires sont-ils tellement altruistes qu'ils prendraient le risque d'aller en prison (je dis ça pour rigoler) afin d'améliorer le sort de gens ordinaires ? Parmi eux, seuls quelques biologistes, directeurs salariés de laboratoires publics, ne peuvent pas être suspectés de bénéficier financièrement d'un accroissement de clientèle, ni par leurs revenus officiels ni par des versements plus discrets... Le  conflit d'intérêts ne s'applique pas aux conquêtes sociales (comme c'était le cas pour le manifeste de 1973) mais il peut toujours être suspecté quand les plaideurs ne sont pas en souffrance et qu'ils exigent une amélioration de leurs avantages personnels. Sur RTL(18 mars), le gynécologue instigateur de la pétition expliquait que  "les médecins qui ont signé sont devenus des plaques tournantes, qui renflouent un certain nombre d'équipes qui sont certes médicales, mais aussi en accès sur le marché". Marre de recruter pour alimenter les autres ! Ouvrons le marché à la libre compétition !

Le risque de poursuites judiciaires pris par nos héros est faible puisqu'un sondage en ligne Harris/La Chaîne Parlementaire du 5 février indique que 57% des français sont pour « la PMA » (mais seulement 39% pour la GPA, un sujet évité par les signataires pour cause d'absence actuelle de consensus). Faut-il rappeler que je suis également pour « la PMA » si le sigle désigne, comme depuis 35 ans, l'assistance médicale à la procréation plutôt que de cibler comme aujourd'hui une de ses dérives qui est l'insémination artificielle des femmes seules ou lesbiennes...Merveille des sondages sur des sujets vidés de leur sens ! Comme le rappelle la presse quasi unanimement, la « colère » des professionnels serait justifiée par le fait que la « PMA pour tous » était une des promesses de campagne du candidat Hollande en 2012. Le projet a pourtant été écarté de la loi sur le mariage pour tous.Pourquoi notre Président aurait-il respecté cet engagement quand il bafoue presque tous les autres ?... La ministre de la famille avoue clairement l'opportunisme du gouvernement qui craint des mouvements de masse comme il est arrivé avec le mariage pour tous. Alors, comme pour repasser la patate chaude, le projet a été confié au Comité national d'éthique, qui n'a toujours pas statué depuis janvier 2013. Reprenons de façon critique les quatre revendications que proclament ces médecins « au nom des femmes ».

1 DONNER SES OVOCYTES
Contrairement à ce qui est colporté un peu partout, le don d'ovocytes est autorisé en France, mais sa pratique est restreinte par le manque de volontaires, même si une disposition récente (octobre 2015) l'élargit aux femmes sans enfants pourvu qu'elles conservent, pour leur éventuel usage propre, une partie des ovocytes prélevés. Comment peut-on, comme font les signataires du manifeste, assimiler le don d'ovocytes au don du sperme ? Il faut comprendre que donner ses ovocytes comporte les mêmes épreuves que celles des patientes en FIV : bilans hormonal, gynécologique, sanitaire ; stimulation de l'ovulation avec injections hormonales, contrôles échographiques et sanguins ; prélèvement des gamètes...Un circuit que les patientes ont nommé « parcours du combattant », au cours duquel on prend 2 ou 3 kilogs plus quelques risques (hyperstimulation, hémorragie, infection...) et où on perd beaucoup de liberté. Rien à voir avec la masturbation assistée par magasines ou vidéos pornos, petit plaisir sans péril et vite fait! Donc, « il n'y a pas assez de donneuses » ! et cela durera tant qu'elles ne seront pas rétribuées car, contrairement à ce que dit le Manifeste, l'absence d'enthousiasme des donneuses potentielles n'est pas principalement un problème d'information. Ne pas croire qu'on s'en tirera avec un sandwich et un ticket de métro comme pour le don du sang ou du sperme ! Il faut le dire : l'enjeu est d'acheter des gamètes avec des centaines ou des milliers d'euros. Alors, le débat n'est pas de s'indigner quand la sécurité sociale accorde un dédommagement de 1500 euros aux femmes qui vont à l'étranger pour obtenir des ovocytes (et y subir la FIV dans la foulée). Car la SS s'en tire bien, les coûts largement supérieurs des actes médicaux et des « services »étant dans ce cas à la charge de ces patientes. Le vrai débat est de savoir si on peut acheter des gamètes humains, ici ou ailleurs (l'euphémisme de l' « indemnisation » ne fait pas illusion), et s'il faut encourager ces épreuves liées au don rémunéré chez des femmes dans le besoin (la période économique semble favorable à l'esclavage), en prétendant éviter les « aspects mercantiles »qui font pourtant l'attrait des équipes étrangères enviées par le Manifeste... Quand un signataire du manifeste (M Grynberg, Bondy) évoque sur RTL l'« inégalité reproductive »entre hommes et femmes et se propose de l'annuler , il confond inégalité avec différence. La possibilité de porter un enfant est une autre différence (une « inégalité » au profit des femmes cette fois ) que nos signataires pourraient vouloir abolir pas le même souci de symétrie dès qu'une solution technique sera disponible (utérus artificiel ou utérus greffé chez l'homme).

2 CONSERVER SES OVOCYTES
Cette proposition du Collège national des gynécologues est ancienne (décembre 2014) et singulière puisqu'elle provient directement des professionnels plutôt que des femmes elles-mêmes, des demandeuses s'étant vite manifestées cependant. Affirmons que la plupart des femmes concernées n'auront nul besoin de recourir à leurs gamètes conservés, parce qu'elles enfanteront naturellement ou parce qu'elle ne voudront jamais d'enfant. Il s'agit donc d'une surmédicalisation par précaution...qui impose les mêmes servitudes et risques que le don d'ovocytes mais en multipliant les cycles de prélèvement pour maximiser les chances de succès différé. Car chaque ovocyte recueilli n'a que 3% de chances, en moyenne, de devenir un enfant ce qui signifie qu'avec 3 cycles de prélèvement-congélation d'ovocytes (environ 25 ovocytes apparemment viables stockés) la probabilité ultérieure d'enfanter n'est pas acquise, et d'ailleurs elle ne le sera jamais quel que soit l'effectif de gamètes conservés ! La comparaison avec la conservation du sperme (qui se ferait n'importe où en France, ce que l'Agence de biomédecine devrait bien vérifier...) est très exagérée : outre les conditions différentes du recueil des gamètes évoquées plus haut, un seul éjaculat fournit assez de spermatozoïdes (des dizaines de millions) pour féconder potentiellement des dizaines de milliers d'ovules si on recourt à l'ICSI (injection d'un spermatozoïde directement dans l'ovule) après congélation des gamètes en lots indépendants de quelques spermatozoïdes. L'argument d'une baisse de fertilité féminine avec l'âge est exact mais il pourrait se retourner si les femmes, se croyant garanties par le stockage de leurs gamètes, se mettaient à n'envisager la procréation qu'après 40 ans...En revanche n'est pas évoquée la perspective de commercialiser ces gamètes congelés (qui peuvent voyager) ou d'éventuels embryons en résultant, hors de la déclaration obligatoire en cas de FIV immédiate.

3 SE FAIRE INSEMINER
Le Manifeste demande le droit à l'insémination artificielle pour toutes les femmes, en particulier les femmes seules, hétéros ou lesbiennes. L'argument avancé du droit à l'adoption par ces mêmes personnes cache la technologie qui permettrait ici de créer une famille, vœu parfaitement légitime tant qu'il n'implique que les géniteurs. Deux réalités s'opposent pourtant à cette technologie. D'abord, elle ne devrait pas relever de l'assistance médicale puisque le dépôt de sperme dans le vagin (si le donneur est normalement fertile, l'insémination intra utérine n'est pas nécessaire) est un acte d'une simplicité élémentaire. Plus compliquée est la recherche d'un donneur mais il est clair que l'institution médicale n'est plus dans son rôle en agissant comme agence matrimoniale. C'est pourquoi il faudrait se suffire de l'aide conviviale à la procréation, à l'image de ce que réalisent depuis un demi siècle les lesbiennes américaines, la communauté venant assister la demandeuse si elle ne peut pas assurer seule les actions nécessaires. Dans cette configuration, l'anonymat du futur père n'est plus qu'une option, ce qui n'est pas le cas dans le circuit institutionnel. Et c'est la seconde raison de s'opposer à la proposition du Manifeste qui ratifie, sans même l'évoquer, la pratique vétérinaire des banques de sperme françaises qui recourent à « l'appariement de couples reproducteurs », selon leur propre expression. Ainsi, les donneurs volontaires sont d'abord sélectionnés selon des critères qui demeurent obscurs et chacun des élus au don du sperme est secrètement apparié avec une femme demandeuse dans le but d'éviter le cumul de facteurs de risques identiques, ces facteurs demeurant également obscurs. L'ensemble du protocole bancaire, financièrement assuré par la sécurité sociale, est assorti d'une impossibilité pour l'enfant né de ces œuvres eugéniques de connaître l'identité de son père génétique, une obligation qui nourrit les divans des psychanalystes.Faut-il élargir le champ de telles pratiques ou les réformer ?

4 TRIER SES EMBRYONS
Le Manifeste demande que le DPI (diagnostic préimplantatoire) d'une caractéristique de l'ADN (en général un gène muté) soit complémenté par le caryotype (nombre et aspect des chromosomes) de la cellule analysée. Dans un souci d'encadrer les dérives du DPI, j'avais moi-même proposé, dès 1999, que puisse être pratiqué le caryotype de l'embryon déjà soumis à la recherche d'une mutation, mais cette ouverture était conditionnée par la limitation définitive du diagnostic ADN à une seule mutation pour tous les embryons d'un même couple « à risque ». Pour les signataires du Manifeste, il s'agit plutôt d'un pas supplémentaire vers l'élimination de toutes les déviations par rapport à l'humain « normal ». Ce qui freine actuellement ce projet c'est le nombre trop faible d'embryons obtenus et les épreuves subies par les femmes pour obtenir ces embryons. Il faut bien comprendre l'engagement eugénique avec la montée des exigences de « normalité » si on admet cette évidence que ce qui vient de s'avérer possible pour la souris le deviendra pour l'espèce humaine : la fabrication de quantités énormes d'embryons à partir de cellules banales, et ainsi la possibilité d'un «screening» intégral (analyse du génome entier) tout en débarrassant les géniteurs inquiets du parcours du combattant de la FIV actuelle puisque les femmes ne seront plus soumises aux contraintes gynécologiques (injections hormonales, examens sanguins ,échographies, prélèvements ovariens,...).Fantasmes ! Rétorquent les gynécologues qui ne lisent pas les revues scientifiques...

Mais il existe aussi des raisons déjà objectives de douter de la fiabilité du caryotype embryonnaire. Si toutes les cellules d'un embryon sont supposées posséder les mêmes gènes (ce qui justifie que l'analyse d'une seule cellule par le DPI permet de porter un diagnostic d'anomalie génique), il semble que le caryotype des mêmes cellules soit hétérogène. Dans une étude récente (Nature, mars 2016), il est montré chez la souris que les cellules au caryotype anormal sont le plus souvent éliminées au cours du développement embryonnaire, soutenant ainsi nos observations anciennes portant sur les anomalies morphologiques de l'embryon humain, lesquelles sont largement en évolution au cours des 2 ou 3 jours de culture in vitro. Si une bonne moitié des embryons humains sont chromosomiquement anormaux, il ne s'ensuit pas qu'ils conduiraient à des enfants anormaux pourvu que des cellules normales soient présentes pour assurer une auto régulation, hypothèse qui relativise la pertinence du diagnostic chromosomique chez tous les embryons. Par ailleurs, l'argument avancé d'une incohérence législative actuelle « puisqu’une femme enceinte peut bénéficier d’un dépistage anténatal » (Libération, 17 mars) est donc à réexaminer d'un point de vue scientifique (contrairement au jeune embryon le fœtus semble composé de cellules génétiquement identiques) mais il est aussi malhonnête. En effet, l'issue du DPI est incomparablement moins dramatique pour la patiente que l'issue d'un DPN (diagnostic prénatal) si ce dernier doit conduire à une interruption médicale de grossesse (IMG) au prix d'épreuves physiques et psychologiques, et pour laisser un ventre vide d'espoir pour une longue durée. Au contraire, le DPI, qui est bien autre chose qu'un DPN précoce, autorise presque toujours le transfert immédiat dans l'utérus d'un embryon indemne de la pathologie recherchée, il ne retarde pas la procréation et n'engage aucune épreuve supplémentaire à la FIV pour les patientes. Pourquoi alors faudrait-il s'en priver ? Cette escalade, à la recherche impossible de « bébés parfaits », devrait nous conduire à ce qu'aucun enfant ne soit conçu hors des laboratoires, une procréation savante et indolore grâce à la FIV-DPI pour tous (voir Faire des enfants demain, Seuil, 2014).

Je remarque que les médecins qui prétendaient en 1986 que l'analyse génétique des embryons de FIV était définitivement impossible, et donc que mes craintes de l'eugénisme (L'oeuf transparent, Flammarion, 1986) étaient « absurdes » revendiquent depuis 15 ans l'élargissement progressif de ces analyses rendues effectives avec le DPI ? C'est qu'ils ne redoutent aucunement la sélection humaine dès lors qu'elle est supposée empêcher des handicaps et qu'elle est pratiquée à la demande des parents. Reste à savoir ce qu'est un handicap (relire Canguilhem) et ce que la demande parentale doit aux pressions normalisatrices de la société productiviste (relire Illich, Ellul, Gorz...). Reste à vérifier ce que serait une société d'intolérance, édifiée sur le libéralisme eugénique, où les êtres différents seraient encore plus ostracisés qu'aujourd'hui puisque l'évitement de leur naissance était supposé possible.

EN CONCLUSION
Ce manifeste néglige les charges financières qui incomberaient à la société pour les exigences avancées. En passant d'une logique de soins à une logique d'intervention« sociétale », on impose en effet à la Sécurité Sociale de rembourser de nouveaux frais (congélation/conservation d'ovules, AMP pour de nouvelles catégories de patientes, multiplication des contrôles sur les embryons...). Mais là n'est pas l'essentiel et il est navrant que le Manifeste soit présenté par les journalistes qui l'ont fait connaître comme une « initiative éthique et médicale inédite, un geste civique et politique majeur »...(Le Monde, 18 mars 2016). On peut y voir plutôt, sous le poids de frustrations compréhensibles, la revendication de professionnels pour obtenir le droit de faire ce qui se réalise ailleurs. Cette litanie pour un alignement sur l'offre la plus libérale nous éloigne des limites que devrait toujours poser la bioéthique. Le « plan contre l'infertilité » proposé est le marronnier dans le jardin de la technologie triomphante. Bien sûr, la prévention, la lutte contre les addictions et les pollutions seraient des mesures bienvenues mais qu'attendent ces médecins pour exiger l'interdiction des pesticides, des perturbateurs endocriniens dont les effets dramatiques ne font que commencer ? Restent les deux « principes éthiques » qui justifieraient le Manifeste. La non commercialisation du corps humain comme l'interdiction d'aliéner « une autre personne adulte ou enfant » sont pourtant mises à mal par l'incitation à délivrer des ovocytes pour le marché procréatif comme par la fabrication d'enfants au profil calibré et privés de racines génétiques ... Encore une fois, je suis amené à tenir le rôle du vilain petit canard. Quasiment seul à côté d'une troupe d'intégristes catholiques, je critique les exigences des bons docteurs qui prennent les femmes et les homos en otages pour accroître leurs pouvoirs. Deux choses me peinent en cette affaire : la confusion fréquente entre mes positions et celles de certains réactionnaires d'une part, et l'hébétude de ceux dont je suis le plus proches dans la vraie vie d'autre part. Gauchiste athée depuis le début, je suis attristé de la perte de repères humanistes qui fait prendre aux gens de gauche, ou aux écolos, les vessies de l'aliénation à la biomédecine pour les lanternes résistantes des Lumières.