Il y a des limites à tout, surtout aux désirs
L’Humanité, 10 juin 2015.
Insensiblement, mais en vitesse constamment accélérée, l’humanité sombre dans l’individualisme décomplexé en voulant repousser peu à peu les limites ancestrales à la réalisation de chaque désir.
Ainsi la limite naturelle qui accordait au féminin la propriété exclusive de la gestation et qui cède aujourd’hui devant l’usage masculin d’un utérus approprié, avant peut-être de se servir de machines gestatrices, ou d’innover la gestation masculine. Les réserves ne viennent pas seulement de l’écologie profonde (« Horreur, c’est artificiel ! ») mais des savoirs contemporains qui démontrent les liens tissés pendant neuf mois entre la mère et son conceptus. Au point où celle-ci conservera, bien après l’accouchement, des cellules fœtales dans son organisme, et où celui-là bénéficiera des réserves indispensables d’anticorps maternels, toujours personnalisés.
Ensuite les limites à la liberté individuelle. N’y a t-il pas une certaine indécence à se prétendre en droit de tout exiger pour remédier à sa propre souffrance, y compris en instrumentalisant le corps d’autrui. Car cet autrui-là mérite autant de respect que l’autrui bénéficiaire contenu dans le sigle GPA. Il existerait, nous dit-on, des femmes « altruistes » en quête d’assurer une grossesse pour des inconnus. Outre que de tels cas ne courent pas les rues, il semble que la motivation de ces héroïnes (voir le témoignage récemment médiatisé d’une femme mexicaine) résulte d’un conditionnement religieux qui leur promet d’y gagner le Paradis, comme d’autres, abusés par une autre religion, le gagneraient par le martyre. Sans oublier que, le plus souvent, deux femmes sont mobilisées pour satisfaire cette demande d’enfant : une donneuse d’ovules puis une loueuse d’utérus, ceci afin de ménager une distance sexuelle et génétique apparemment favorable à l’abandon de l’enfant à sa naissance.
Puis la limite de l’autonomie puisque l’acte d’insémination, le seul acte dit « médical »qui serait nécessaire à l’établissement d’une grossesse au profit d’homosexuel(le)s, est à la portée de quiconque tant la technique en est élémentaire. Si les couples, masculins ou féminins, en recherche de grossesse sollicitaient la collaboration gracieuse d’un proche pour concevoir un enfant sans les spécialistes, on devrait saluer cette manifestation d’autonomie responsable que j’ai nommée Aide conviviale à la procréation, ACP (1). Car ils éviteraient ainsi l’assistance commode mais aliénante des blouses blanches pour concevoir et l’assistance juridique des robes noires pour légaliser la naissance. Les problèmes d’état civil pourraient alors être résolus par la mise en lumière de chaque acteur avec sa place respective dans la conception, une transparence certainement bénéfique pour l’enfant.Pourtant, les militant(e)s de la procréation pour tous et toutes n’envisagent presque toujours que sa médicalisation, négligeant les solutions non médicales.Reconnaissons que celles-ci exigeraient un énorme effort de responsabilité des demandeurs mais aussi un potentiel d’acceptation des contributeurs sollicités, actuellement largement illusoire. N’est-ce pas le signe que la société n’est pas mûre (et on peut souhaiter qu’elle le demeure) pour dissocier la grossesse de la maternité ?
De limites négligées en limites forcées, l’assistance à la procréation emprunte la seule voie de la modernité technique et marchande qui polarise désormais toute activité humaine. Aussi est-il sans intérêt réel de désavouer la GPA si on ne fait pas aussi la critique d’un système aliénant et mortifère, si on ne s’efforce pas de construire un monde différent. Dans ce monde, la collaboration se substituerait à la compétition, la sobriété à la productivité, la limitation volontaire à la croissance infinie. Gageons qu’alors la GPA pourrait laisser place à l’ACP, ou à l’adoption, ou à l’acceptation des situations de stérilité médicale ou sociétale.
(1) Faire des enfants demain. Seuil, 2014