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17 février 2015

Nos « démocraties représentatives » considèrent que l’organisation d’élections libres, à chaque niveau de représentation, suffit à les définir comme démocraties. Le système électoral actuel est le résultat d’une longue histoire et nous n’oublions pas que bien des gens sont morts pour obtenir ce droit, qui fut d’abord censitaire, ni que la moitié de la population, les femmes, n’en bénéficie que depuis sept décennies tandis que les immigrés n’y ont toujours pas accès. L’égalité de tous les citoyens pour contribuer aux choix politiques est une conquête fondamentale, chacun(e) disposant des mêmes prérogatives, sans considération de sexe ou de statut social. Mais l’importance des enjeux impose que l’on ne s’arrête pas à l’autorisation formelle du vote sans interroger les conditions de son déroulement.Combien d’électeurs sont réellement informés sur les programmes des candidats et les effets prévisibles de leurs propositions ? Quelle valeur accorder à l’expression électorale de ceux, souvent majoritaires, qui ne participent qu’à partir d’éléments subjectifs ou d’informations fausses ou tronquées ? L’irruption du citoyen dans les démocraties modernes formalise un citoyen mythique qui serait doté d’une sagesse innée lui permettant d’analyser correctement des éléments complexes dont il ignore l’essentiel. Serait-il possible d’obtenir le droit de piloter une automobile sans avoir préalablement appris le code de la route et le maniement du véhicule ? Un tel laxisme existait (existe encore dans certains pays?) mais il est devenu irrecevable aujourd’hui, et tant mieux ! Pourtant il est des pratiques dont les conséquences sont encore plus graves pour la collectivité mais qui sont disponibles d’emblée pour tous, sans qu’il soit nécessaire d’acquérir les savoirs spécialisés avant d’exercer son droit à agir. C’est le cas des processus électoraux.

Si ces processus sont contestés, c’est surtout parce que les élus ne respectent pas toujours (pas souvent) leurs programmes. Ce travers indubitable, qui contredit la promesse démocratique, pourrait trouver des garde-fous encore refusés par les pouvoirs. Par exemple, le recours au référendum révocatoire pour remettre à sa place ordinaire un élu abusant de sa situation privilégiée. Ou une réforme drastique du Parlement : les sénateurs, tirés au sort dans la population, recevraient un mandat court pour exercer une pression continue sur les députés élus afin que ceux-ci n’oublient pas qu’ils sont les représentants du peuple plutôt que ses dirigeants. Mais, l’essentiel est ailleurs, surtout en l’absence de tels garde-fous, car c’est initialement le choix des électeurs qui est lourd de conséquences et mériterait d’être très sérieusement motivé.

Or, la désertion des urnes, qui s’aggrave dramatiquement -seulement 35% des électeurs potentiels, en moyenne, ont exprimé un choix positif lors des trois élections de 2009 à 2011- ne va pas dans le sens d’une auto sélection des citoyens les mieux informés, bien au contraire ! Le désintérêt des citoyens pour les élections est en grande partie causé par les perversions du système, ainsi la négation des résultats du référendum de 2005, le refus de la proportionnalité des représentants élus, ou la révélation de malversations au sommet. A l’approche de prochaines élections, l’hypothèse d’une victoire historique du Front National (FN) fait monter l’angoisse des démocrates, mais aussi celle des arrivistes déjà arrivés, sans que des parades crédibles soient proposées. Ainsi, l’irruption possible de l’extrême droite au pouvoir est vécue avec fatalisme, au nom même de cette règle électorale que nous nommons démocratie…Pourtant, les épouvantails brandis par le FN et les fausses solutions qu’il propose, typiquement expulser les étrangers parce qu’ils prendraient le travail des Français, sont aisément contredits…à condition d’obtenir l’oreille attentive des personnes sensibles à ce discours. Le même phénomène s’applique évidemment à toutes les propositions politiques puisque rares sont les électeurs qui les connaissent suffisamment. Alors, faudrait-il refuser le permis électoral pour tous ceux qui n’ont pas fait l’effort suffisant de s’informer ? Mais comment évaluer le degré d’information des uns et des autres ? Comment refuser le droit électoral à certains, sur le seul constat de leur manque d’intérêt, alors que la capacité à exprimer des opinions pertinentes est implicitement reconnue comme constitutive de tout citoyen ? Reste une solution : des procédures sont disponibles par lesquelles les participants, tirés au sort, reçoivent tous des informations complètes et contradictoires sur les éléments d’une controverse et sont capables, malgré leur effectif réduit, de produire in fine un avis argumenté et indépendant. Bien sûr, notre « culture démocratique »n’accepterait pas que le destin politique national dépende de l’avis de ces jurys plutôt que de celui de la totalité des électeurs potentiels. Mais il devrait être admis que ces procédures soient utilisées pour fournir à tous une analyse claire, objective et approfondie des programmes électoraux qui leur sont proposés. De plus, en multipliant ces procédures dans le pays, selon des protocoles dûment contrôlés, on obtiendrait simultanément plusieurs avis dont la comparaison et les convergences seraient porteuses de vérités utiles. Il y a là une perspective susceptible d’armer intelligemment les choix de la population car celle-ci devrait considérer ces avis plus crédibles que les propagandes qui animent les saisons électorales. En effet, ils émanent de citoyens ordinaires, indépendants de tous les lobbies et en tous points comparables à la masse des électeurs, ceux qui n’ont pas pu ou pas voulu s’atteler à ce travail d’analyse. Sans empêcher les convictions de chacun sur la gestion du monde (les options proprement politiques), les énormités, mensonges, faux arguments et promesses intenables seraient mis en évidence.

J’entends déjà les protestations indignées : manipulation du choix populaire et donc de la « démocratie », agression contre le suffrage universel, atteinte aux droits des citoyens…Mais comment continuer d’ignorer que la majorité de nos élus n’ont été soutenus que par le quart (voire moins) de leurs électeurs potentiels ? Que cette situation est propice aux bonimenteurs, lesquels peuvent se retrouver majoritaires à bon compte? Le moment est peut-être venu de réviser hardiment nos usages de l’idéal démocratique.