La Décroissance, avril 2014

- Vous êtes le père du premier « bébé éprouvette » en 1982. Vous sentez-vous une responsabilité dans le démiurgisme scientifique actuel ?

Il y a deux réponses faciles à cette question. L’une serait : si je ne l’avais pas fait, d’autres l’auraient fait… Ce qui est exact et commode pour me dédouaner de toute responsabilité… L’autre serait de m’auto culpabiliser en concluant qu’il ne fallait rien changer à l’état des choses, ce qui devrait signifier que toute recherche doit être définitivement prohibée. Pourtant, l’agro écologie par exemple, ne figure pas un « retour à la bougie » mais exige de nouvelles productions de l’intelligence humaine. Je ne renie pas l’assistance biomédicale pour aider des couples stériles à concevoir l’enfant qu’ils n’ont pu engendrer dans leur lit. Plutôt que tout condamner ou tout encenser sous le signe du « progrès », je préfère définir des voies et leur fixer des limites. Les dérives actuelles de l’AMP pour « raisons sociétales », ou le commerce des gamètes, ont davantage à voir avec des comportements individuels qu’avec des découvertes ou inventions scientifiques récentes (depuis toujours un complice pouvait se substituer au mari pour féconder et une servante pouvait assumer la grossesse). Concernant la recherche, le pouvoir démiurgique passe surtout par le tri des embryons selon leurs promesses génétiques (diagnostic préimplantatoire=DPI). J’ai tenté d’empêcher cette dérive eugénique en dénonçant la recherche dans cette voie dés 1986 puis, quand la technique fut disponible (1990), j’ai demandé son interdiction, et quand la loi l’a malgré tout autorisée (1994) j’ai proposé sans succès une règle pour en limiter le recours (1999). Très isolé pour cela dans la profession, mon alerte a connu un écho médiatique1qui s’est vite épuisé, ne trouvant pas de relais dans les groupes politiques mais presque seulement dans l’Eglise et le milieu des objecteurs de croissance.

- La gauche est en pointe dans la revendication des utilisations sans contrainte de la science à des fins, par exemple, reproductives. A commencer étrangement Europe écologie-les Verts notamment pour la procréation médicalement assistée (PMA ). Toute observation étant renvoyée à la « réaction». Etes-vous de cette « droite bigote » ?

Ni de droite, ni bigot, je suis athée de la gauche extrême, mais depuis longtemps j’ai été accusé d’être un agent des intégristes catholiques (par exemple par la bande de Caroline Fourest dans les années 90…) en particulier pour mon opposition au DPI. Est-il surprenant que toutes les religions aient posé des principes humanistes (même si elles ne les ont pas toujours respectés), seule façon de rendre la société vivable ? Faudrait-il tuer son prochain ou pratiquer l’inceste pour faire moderne ? En l’occurrence, et contrairement à l’Eglise catholique, mon refus du DPI, qui sélectionne le meilleur, est associé à mon acceptation de l’IMG (interruption « médicale » de grossesse) qui évite le pire. Et ce n’est pas l’embryon que je souhaite protéger, comme le veut l’Eglise, mais l’humanité qui serait issue du tamis génétique, pourvoyeur de « qualité » humaine conformément à l’obsession de compétitivité. Je suis consterné par les positions d’EELV sur l’AMP, comme si les écologistes d’appareil reniaient les fondements mêmes de l’écologie, avec les principes de frugalité, d’autonomie et de convivialité. Est-ce pour faire sérieux quand on participe à un gouvernement ? Ou pour avoir l’air révolutionnaire en revendiquant l’esclavage des mères porteuses ou l’instrumentation de l’enfant privé de racines par un don de sperme anonyme ? Ou alors pour créer une agitation médiatique qui ferait oublier leur modération écologique, en particulier en faveur d’une économie décroissante ?

- Du côté du Front de gauche, une ses figures emblématique, Clémentine Autain, déclarait : « Nous allons créer des parents sociaux qui n’ont rien avoir avec la nature (…) Je me fous totalement de l’état de nature ! (…) Je préfère une société basée sur des principes, qu’une société qui se réfère à l’état de nature » (RTL, 24 septembre 2012). Votre discours ne se confrontent-il pas directement à l'idéologie progressiste et au libéralisme culturel qui fonde la Gauche ?

Une société « basée sur des principes » n’est pas la négation de la nature. Il nous faut plutôt construire une civilisation inscrite dans la nature, car nous sommes de la nature, et ses atteintes deviennent vite les nôtres. Par quels principes peut-on revendiquer la gestation pour autrui qui exploite le corps d’une femme au nom de la liberté de deux hommes ? Quels principes soutiennent l’indifférenciation des sexes, l’exigence d’engendrement sans limite d’âge ou le droit à l’enfant ? Surtout, la question d’écologie politique que posent toutes ces revendications, qui homogénéisent des demandes disparates grâce aux réponses univoques de la biomédecine, est la suivante : qu’en est-il de l’autonomie des personnes quand l’enfant est fabriqué par des spécialistes alors qu’une démarche responsable permettrait d’en assumer la technicité rudimentaire ? Car c’est bien de l’insémination artificielle (d’une lesbienne ou d’une mère porteuse) que dépend la satisfaction recherchée dans la plupart des cas. C’est à dire de l’introduction de sperme dans le vagin à l’aide d’une seringue plutôt que d’un pénis, une technologie dérisoire qui évoque la prise de température rectale que la médecine n’a pas encore confisquée. Que penseraient Ivan Illich(2), Jacques Ellul ou André Gorz de telles revendications ? Sauf sursaut improbable, nous fabriquerons des enfants selon le profil conseillé par une biomédecine compassionnelle mais dominatrice, en acceptant la gestion docile de nos corps (dont l’ADN est étiqueté) jusqu’à engendrer sans autre partenaire que les agents techniques. Contre l’autonomie de la technique il faut opposer l’autolimitation de la puissance . Et cela passe logiquement par l’objection de croissance puisque la croissance économique est le moteur permanent de la puissance, et qu’elle exige la compétition entre les hommes et l’asservissement de toute chose.Plutôt que dériver vers le reniement de toutes valeurs autres que celles du négoce et de l’égotisme, nous devons construire une société autonome où sobriété rimerait avec convivialité, partage et solidarité. Une course de vitesse est engagée entre l’autonomie de la technique et l’autolimitation de la puissance humaine.


(1) L’œuf transparent, Flammarion, 1986
(2) Illich a répondu dés 1975 : « les gens en sont venus à reconnaître ce nouveau droit des professionnels de la santé à intervenir dans leur vie au nom de leur propre santé (…) ils perdent en de fréquentes circonstances leur pouvoir et leur volonté de se suffire à eux-mêmes, et finalement en viennent à croire que l’action autonome est impraticable » Némésis médicale, Points, 1981.