DPI : vers un nouvel eugénisme ?
Bioéthique.com, au service des soignants, mars 2014.
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L'eugénisme, depuis longtemps pratiqué par l'élimination des « mal formés » (eugénisme négatif) ou les mariages aristocratiques (eugénisme positif), est théorisé par Francis Galton au XIXe siècle qui le définit comme la science des bonnes naissances. Il en propose une véritable pratique sociale, en empêchant des mariages et en stérilisant certaines personnes. En réalité, ces interdits de procréation n'auraient eu aucune chance d'améliorer l'humanité, même si elles avaient été maintenues sur plusieurs générations, et cela pour trois raisons :
Il existe une différence entre l'identité génétique et la réalité de chaque personne. Nous ne sommes pas nos gènes, et encore moins ceux de nos parents. Ce serait oublier l'épigénétique, tous ces facteurs environnementaux, sociaux, éducatifs, les histoires familiales et personnelles qui façonnent la personne. Ces interactions complexes constituent un biais important dans la stratégie de sélection des génotypes ; Si l'on sait définir les qualités qu'on exige des animaux et des plantes, on ne sait absolument pas décrire ce que serait l'homme idéal. Quel homme ou quelle femme apporterait un « plus » à l'espèce humaine ? Parmi les cent millions de spermatozoïdes que produit un homme chaque jour, il n'est pas deux gamètes identiques. Par conséquent, tout eugénisme « véritable » devrait en fait sélectionner chaque gamète plutôt que leurs géniteurs. Ces trois raisons expliquent pourquoi la stérilisation des personnes jugées déficientes (physiquement, mentalement ou socialement), telle qu'elle fut pratiquée il y a plus d'un siècle dans les pays démocratiques, n'avait pas plus de valeur scientifique que les crimes nazis qui ont suivi.
Malgré l'histoire, certaines pratiques eugéniques se mettent en place dans l'ordre démocratique de l'après-guerre, mais sous une nouvelle forme, en s'adaptant aux droits de la personne. Les solutions proposées amènent les personnes concernées à les revendiquer plutôt qu'à les subir. En France, la technique « d'appariement de couples reproducteurs » reprend discrètement le projet améliorateur de l'eugénisme galtonien : l'insémination artificielle avec donneur de sperme (IAD) d'abord sélectionné puis attribué à telle receveuse, permet de réduire la probabilité de concevoir un enfant déficient en évitant de cumuler les « facteurs de risque » communs aux deux géniteurs. Si la famille du donneur est connue pour des cas de diabète, d'asthme, de maladies cardiovasculaires, etc., il suffit de ne pas inséminer son sperme chez une femme issue d'une famille où est apparue la même affection, et de réserver ce donneur à une autre receveuse. Là encore, le projet eugénique est utopique car il néglige l'importance des hasards biologiques. L'interruption médicale de grossesse (IMG) à la suite d'un diagnostic prénatal (DPN) intervient en aval de ces hasards, sur le fœtus déjà constitué. C'est la façon la plus répandue aujourd'hui pour exclure de l'espèce des individus non conformes. La violence physique et éthique de cette pratique autant que son faible pouvoir discriminant (un seul fœtus est analysable par grossesse) en font un piètre moyen eugénique, susceptible seulement d'éviter le pire.
Nous le voyons, malgré ces techniques, les tentatives médicales sont demeurées jusqu'ici impuissantes à réaliser les fantasmes eugéniques de la société ou du corps médical lui-même. Pourtant, le diagnostic préimplantatoire (DPI) apparaît comme la proposition technique à la hauteur du projet eugénique de Galton :
La sélection porte sur le génotype et non sur le phénotype ; Les analyses de caractéristiques génétiques définies sont fiables ; La proposition médicale peut susciter une adhésion massive.
1. Un désir sournois et consensuel d'eugénisme
95% des enfants trisomiques sont avortés en France. Cela révèle une intolérance croissante des populations vis-à-vis des marginalités physiques ou mentales regroupées sous le nom de « handicaps ». Cela peut s'expliquer par une moindre disponibilité des proches et par une exigence socio-économique de compétitivité. Surtout, nos sociétés nourrissent le mythe de l'enfant parfait et l'illusion d'une santé éternelle. Dans les nouvelles approches des handicaps, la norme tend à revêtir abusivement une définition génétique. Le problème, c'est qu'il existe un déplacement inexorable de la qualification génétique vers des attitudes sociales discriminatoires. L'enfant qui est physiquement indésirable devient anormal, et cela conduit souvent à penser que la personne socialement indésirable est elle aussi anormale, et cela pour les mêmes causes.
Ce qui nous menace, c'est l'avènement paisible d'un monde qui refuse l'altérité
L'angoisse de l'enfant anormal ou déficient, l'hyper-sécurisation sanitaire, le désir de tout maîtriser et les pressions sociales conduisent à une aspiration consensuelle à l'eugénisme. Il est donc probable que la procréation humaine va subir une évolution allant progressivement dans le sens d'une « normalisation » des enfants, par la recherche d'un état physique et sanitaire protégeant le plus possible des pathologies ou des handicaps. Ce qui nous menace, c'est l'avènement paisible d'un monde qui refuse l'altérité.
2. Le DPI, voie royale de l'eugénisme
Le tri des embryons quelques jours après la fécondation in vitro, appelé aussi diagnostic préimplantatoire (DPI), est connu depuis 1990. Il correspond aux débuts de la médecine prédictive qui propose de rechercher un état physique et sanitaire protégeant le plus possible des handicaps et des pathologies. Les embryons juste fécondés sont soumis au dépistage de pathologies jusqu'ici détectées en cours de grossesse. Ce tri embryonnaire ouvre en réalité des perspectives eugéniques sans véritables limites, par la détection de handicaps multiples dont la gravité ne deviendrait évidente qu'avec la perspective de leur évitement.
Le DPI n'a pas pour seul but d'identifier la présence d'une caractéristique génétique dans un embryon, comme fait le DPN pour l'unique fœtus d'une grossesse, mais de désigner quels embryons sont porteurs de cette caractéristique, et lesquels en sont indemnes. Le DPI a une fonction sélective en retenant le meilleur et en éliminant le handicap, un peu comme faisait l'eugénisme historique vis-à-vis des populations humaines.
Il n'est pas nécessaire, pour sélectionner l'humanité, de bien connaître les mécanismes moléculaires complexes qui traduisent telle structure de l'ADN en telle caractéristique. Il suffit de repérer, grâce aux statistiques, qu'il existe une relation entre cette structure du génome et une certaine caractéristique des personnes. C'est ainsi que la médecine prédictive peut éviter des handicaps auxquels on continue de ne rien comprendre.
Pour le moment, le petit nombre d'embryons obtenus à l'issue d'une fécondation in vitro, 5 environ, empêche encore le DPI de répondre aux désirs et aux angoisses des parents, ainsi qu'aux besoins de la santé publique. Mais combien de temps faudra-t-il pour que tous les handicaps soient considérés comme des « maladies particulièrement graves » ? Car c'est ce concept éminemment subjectif qui régule le tri embryonnaire en France. En Grande-Bretagne, le DPI permet d'éliminer un embryon porteur d'un risque de strabisme. En Australie, les médecins acceptent, lorsqu'une famille connaît des cas d'autisme, de sélectionner les embryons, mais comme les gènes de l'autisme ne sont pas identifiés et qu'on sait qu'il y a au moins trois fois plus de garçons que de filles atteints, alors on supprime les garçons. Dans de nombreux pays dont la France, le DPI a acquis la fonction nouvelle d'éviter « le risque de transmettre un risque » comme il arrive avec les cancers, maladies au déterminisme complexe et d'apparition incertaine. Cette voie est sans limite puisque toute personne porte des facteurs de risques pathologiques qu'elle est susceptible de transmettre. Actuellement, la connaissance de risques génétiques particuliers affectant les géniteurs est une condition posée par la loi française afin de limiter l'accès au DPI. Mais que fera-t-on des révélations apportées par des tests obtenus librement sur internet, même si la loi interdisait d'y avoir recours ?
3. Quels dangers pour l'avenir ?
Le DPI pourrait bien répondre au vieux rêve eugénique des bonnes naissances, en se conformant en plus aux nouveaux standards de la bioéthique : le consentement éclairé, la promesse médicale de santé, l'absence de violence aux personnes, etc. S'il devient possible de choisir son enfant, qui souhaitera procréer un trisomique ? Qui préférera un enfant petit, asthmatique et myope ? Il est plus facile de revendiquer une norme sociale que de revendiquer la différence. Voici venir les temps d'un eugénisme mou, consensuel et bienfaisant.
Dans un futur proche, si les actes de fivète deviennent moins pénibles, les examens génétiques moins coûteux, et que l'on arrive à concevoir plusieurs dizaines d'embryons pour un même couple, alors le DPI pourra porter simultanément sur des centaines de paramètres génétiques, pour classer les embryons selon une échelle hiérarchique de risque pour chacune des pathologies diagnostiquées. Les techniques existent pour identifier de nombreux variants génétiques dans une seule cellule, grâce à des biopuces qui élargissent sans cesse ces inquisitions.
Le DPI finira par concerner tous les couples et tous les embryons
Pour produire des ovocytes par dizaines, il suffirait de réaliser une seule biopsie de l'ovaire et de réserver ainsi un potentiel de procréation suffisant pour la vie entière. Mieux (ou pire), des travaux récents chez la souris prétendent obtenir des ovules en reprogrammant des cellules banales, stratégie qui pourrait apporter au DPI des embryons innombrables. La mise en « banque conjugale » du sperme du partenaire affranchirait le couple des actes médicaux ultérieurs puisqu'il n'aurait plus qu'à consentir à l'usage de ses gamètes au moment venu et à approuver l'élection « du meilleur embryon », celui que conseilleront les généticiens. En complément ludique, la stérilisation volontaire pourrait même permettre d'éviter les servitudes de la contraception, menant à une dissociation complète entre la sexualité (réservée au seul plaisir) et la procréation (sous-traitée en laboratoire). Pourquoi ne pas y ajouter le recours à la « gestation pour autrui » pour engager une porteuse qui assumerait la grossesse ? On conviendra que le couple géniteur s'exonèrerait alors de toutes les servitudes attachées à la procréation, jusqu'à la livraison du bébé calibré...
Le DPI finira par concerner tous les couples et tous les embryons. En effet, nulle personne, même déclarée normale par l'inspection génétique, n'est exempte de transmettre une maladie grave par ses gamètes, car il peut y avoir des mutations soudaines dans les gonades (un tiers des bébés atteints par la myopathie de Duchesne sont conçus par des parents « sains ») ou des accidents chromosomiques durant la période de fécondation (comme la trisomie 21). Ainsi, la seule attitude « sérieuse » pour épargner aux enfants des défauts génétiques serait de rechercher tous ces défauts dans tous les embryons de tous les couples géniteurs ! Mais il y aura bien des déceptions dans les familles quand la raison statistique sera mise en défaut par des réalités individuelles. Ainsi, le risque estimé faible pour qu'un humain soit affecté d'une pathologie donnée n'induit jamais la certitude qu'il en soit indemne. Il est très vraisemblable que la médecine va s'orienter progressivement vers une double activité de prévention, grâce à la sélection génétique des futures personnes d'abord, puis à la proposition de conditions optimales pour la survie et la santé de chaque personne née ensuite.
Car, quand bien même tous les enfants seraient à l'avenir conçus et sélectionnés en laboratoire, il resterait à gérer l'absence de perfection qui caractérise le vivant. Ce qui motive le DPI n'est pas la biodiversité, mais au contraire l'élimination largement arbitraire des caractères estimés délétères. Or, on connaît l'effet bénéfique de certains « mauvais » gènes : par exemple, le gène de la thalassémie protège du paludisme, celui de la maladie de Tay-Sachs protège de la tuberculose, celui de la mucoviscidose de la peste noire, une mutation sur le gène CCR5 (qui affecte 5 à 10% de la population) protège contre le SIDA, etc. Le porteur « sain », porteur d'une seule mutation, se trouve ainsi avantagé par un gène qu'on s'efforce d'éradiquer. Cela devrait logiquement réfréner l'entreprise de purification.
Pour conclure...
L'eugénisme mou, doux, invisible et démocratique du DPI tranche avec l'eugénisme autoritaire proposé il y a un siècle par la médecine, principalement parce que les personnes y consentent. Certes, le DPI n'est pas un eugénisme imposé par l'État, mais il résulte de décisions individuelles convergentes. Les lois de bioéthique de 1994 ont beau interdire « la sélection des personnes », elles s'accommodent de la sélection des embryons par le DPI puisque ceux-ci ne sont pas (pour elles) encore des personnes : cette sélection revient en réalité à sélectionner des personnes futures... On peut s'inquiéter de la menace qui plane sur les déshérités du génome. La nouvelle inquisition médicale nous éloigne de la construction d'une société solidaire puisque les droits de chacun risquent d'être proportionnels à ses « privilèges génétiques ».
La crainte d'engendrer un enfant handicapé est immémoriale, mais aussi raisonnable, et il n'existe aucune définition limitative du handicap quand la place de chacun dans la société dépend de sa conformité à un modèle abstrait et compétitif. Un risque essentiel est donc de substituer un racisme du gène aux racismes archaïques basés sur la peau ou sur l'origine, et de revendiquer pour celui-là le label considérable de la science. Bien des questions importantes surgissent quant à la subjectivité de l'enfant de fabrique, au devenir des ratés de la science, ou au droit à l'altérité des enfants encore conçus sous la couette, non dans l'éprouvette. C'est bien parce que la perfection n'existera pas que l'industrie médicale tolère les projets du DPI, marché qui ne les séduit que s'il ne restreint pas celui de la médecine préventive. Peut-être la versatilité du vivant ouvrira-t-elle le dernier espace de liberté, en empêchant bien des hommes probables de correspondre à leur horoscope génomique ?
Fabriquer des enfants de qualité, améliorer l'espèce, ce sont là des fantasmes immémoriaux. On peut postuler que l'acte sanitaire fondamental sera de faire naître des enfants dont le génome est prometteur de « normalité », c'est-à-dire de moindre pathologie. Trier l'humanité dans l'œuf, c'est vouloir piloter des processus naturels d'une puissance innovante infinie en prétendant que l'issue calculée est forcément bénéfique. Le fantasme résistera encore à la déception mais l'enfance résistera-t-elle à la manipulation ?