Le Monde diplomatique, avril 2014.

Trente-six ans après la naissance du premier « bébé éprouvette » (1978 au Royaume-Uni), cinq millions d’enfants sont nés de fécondation in vitro (FIV), et près de trois pour cent des enfants des pays industrialisés sont aujourd’hui ainsi conçus. Mais la technique agrandit toujours son territoire, et la réglementation de la bioéthique s’assouplit progressivement. La médicalisation de la procréation pourrait alors emprunter de nouvelles voies, susceptibles d’« améliorer » l’humain. Parmi les plus fantasmées, l’une implique le clonage, une autre le géniteur universel.

Se reproduire seul ou engendrer avec un géniteur anonyme : ces directions, apparemment antagoniques, entretiennent toutes deux un rapport particulier à l’altérité, en laissant bien peu de place à l’Autre. Dans la première de ces hypothèses, les humains pourraient se reproduire à l’identique sans « polluer » leur propre génome avec celui d’un… autre. Mais, et tant pis pour les egos qui le souhaiteraient, les réalités biologiques ne le permettent pas : le clonage véritable supposerait en effet que l’ensemble des constituants biologiques soient reproduits à l’identique, ce qui ne se réalise que lorsque l’embryon est scindé pour former de vrais jumeaux. La deuxième hypothèse suppose que quelques individus, sélectionnés pour des qualités rares, éventuellement obtenues par modification de leur génome (transgenèse), auraient pour mission d’engendrer les générations suivantes. C’est techniquement réalisable, comme le montre la sélection industrielle des animaux d’élevage : moins de cinq taureaux sont les pères des millions de vaches Prim’Holstein entassées dans les étables de la planète entière. Cet eugénisme nouveau pourrait être mis en œuvre dans le système que nous nommons démocratie mais il entraînerait la production des instruments de contrôle et de coercition nécessaires à son efficacité, en d’autres termes des mesures autoritaires que les bonnes âmes eugéniques n’auraient pas souhaitées.

Pourtant, l’eugénisme mou arrive déjà, par exemple quand la biomédecine choisit un donneur de sperme génétiquement correct pour l’apparier avec une femme receveuse, ou quand elle trie les embryons pour retenir le plus conforme à une demande qui n’est pas toujours médicalement justifiée. Ce que l’on peut nommer l’instrumentation consentie, mouture affligeante de la liberté, pourrait conduire insensiblement à un monde biopolitique initié par l’engendrement en laboratoire d’individus programmés, dont Aldous Huxley a jadis imaginé une version (Le meilleur des mondes, 1931)… Mais aujourd’hui, ou demain, nul besoin de fiction commodément située dans un univers dictatorial. Y suffira l’élargissement de l’assistance médicale à des « raisons sociétales ». Or, ces « raisons sociétales » mériteraient d’être interrogées : que signifie la revendication d’un « droit à l’enfant » grâce à l’assistance médicale, surtout s’il n’est pas justifié par la stérilité? Au lieu de chercher des réponses humaines, comme l’insémination conviviale, c’est à l’appareil biomédical qu’il est fait appel, comme s’il était l’unique solution.Y aurait-t-il un rapport entre le « désir d’enfant » et la pulsion de consommation d’objets de toutes sortes, caractéristique de notre ère de libéralisme « épanouissant » ? La société productiviste est devenue une machine à fabriquer des besoins et donc à s’opposer à l’autonomie des citoyens, par exemple pour contrer le vieillissement (voire la ménopause) ou le refus de l’autre sexe, ou encore pour trier les enfants à venir grâce au diagnostic génétique ultra précoce. Le même argument égalitariste, brandi pour réclamer la parenté pour tous, en légalisant les mères porteuses ou l’AMP à la demande, induira de réclamer le droit à un enfant « convenable », ce qui implique le contrôle des « bonnes » naissances, et la surveillance des « bons » comportements.

Cette révolution comportementale ne peut que s’appuyer sur la révolution numérique. Comme les autres moments du vivant, la conception sera soumise aux algorithmes informatiques afin que l’œuf soit évalué dès le début, cette « précaution » initiale préparant toutes les autres…Qu’en sera-t-il si apparaissent sur le marché de nouvelles possibilités, aujourd’hui à l’état de recherche chez l’animal, telles la fécondation entre deux individus de même sexe ou surtout la fabrication ad libitum de gamètes féminins, et donc d’embryons, à partir de cellules banales (cellules dites « reprogrammées ») ? La généralisation du tri de tels embryons innombrables devrait alors s’imposer puisque les épreuves actuelles de FIV seront simultanément épargnées aux « bénéficiaires »(aucun traitement hormonal des patientes ni contrôles/monitorages médicaux ni prélèvements ovariens). C’est ainsi que, sauf imprévu, tous les enfants devraient être choisis dans les éprouvettes des biogénéticiens bien avant la fin de ce siècle, même si l’exigence d’un droit à l’enfant « normal » semble encore incompatible avec ce qui définit l’humanité en l’humain. Dans le même élan, chacun pourrait se débarrasser des contraintes contraceptives en accédant à la stérilisation universelle puisque les ressources gamétiques deviendront inutiles ou conservées en banque.

Des actes nouveaux s’imposent sous les pressions des praticiens, d’individus défendant leur intérêt propre et de lobbies industriels, et bien souvent ils rencontrent les préoccupations des assureurs, des responsables de la santé et des partisans de l’économie compétitive - c’est le cas pour la sélection génétique des embryons. Le système néolibéral est capable de toutes les concessions éthiques nécessaires à ce que chacun devienne maître de son plaisir comme de ses désirs…Mais la qualité du produit enfant devra être placée sous contrôle des institutions, car c’est un enjeu de compétitivité… Une définition des droits de l’humanité devient urgente, englobant l’ensemble des êtres humains, afin de marquer que nos décisions ont des conséquences pour toute l’espèce. Les règles bioéthiques trouveraient peut-être là les moyens de leur efficacité.

L’AMP, qui s’est ouverte à la détection de caractéristiques génétiques avec le tri des embryons, n’a pas su inventer une régulation internationale (voir l’expansion du tourisme médical) et a fini par devenir un enjeu, financier, idéologique... Loin de se contenter de compenser un handicap affectant cette fonction essentielle qu’est la procréation, elle se transforme aujourd’hui en moyen de « dépasser » certaines propriétés de notre espèce, de la différence sexuelle au vieillissement, et représentera finalement une alternative généralisable à la procréation - depuis toujours aléatoire (1). Elle apparait ainsi de plus en plus comme un élément du projet transhumaniste où l’homme « augmenté » serait confondu avec des machines intelligentes, combinaisons du vivant et du machinique, libérées de la violence et du sexe, et capables de s’auto-reproduire. L’ « homme augmenté » sera la créature d’une société nécessairement policée dont l’ordre est déjà annoncé par des dispositifs d’identification et de surveillance (empreintes génétiques, caméras, puces RFID)… Quel chemin tordu aurons - nous parcouru en fabriquant des enfants selon le profil conseillé par une biomédecine compassionnelle mais dominatrice, et en nous préparant à accepter la gestion docile de nos corps, à l’ADN étiqueté…

Le 28 janvier 2013, des éleveurs de moutons manifestaient dans la Drôme contre le « puçage électronique » de leurs bêtes, c’est à dire le remplacement de l’identifiant en plastique par une puce RFID, désormais obligatoire en Europe. C’était juste après qu’un autre règlement eut obligé ces mêmes éleveurs à vacciner leurs brebis contre une maladie (la fièvre catarrhale ovine) qu’ils sont pourtant capables de gérer et qui n’atteint pas l’homme. Et juste avant une nouvelle obligation - recourir à l’insémination artificielle, avec des béliers sélectionnés par les généticiens, plutôt que partager leurs propres géniteurs. Cette succession normalisatrice, qui profite aux marchands d’électronique, de vaccins et de sperme, accompagne l’avancée de la mégamachine (Serge Latouche). Ce que nous faisons à l’animal, nous le ferons à l’homme. Ce n’est pas un hasard si la mort aussi est progressivement médicalisée. Engendrer, jouir et mourir pourraient échapper aux arrangements entre humains que craint la machine normative et procédurière.

Les limites à cette démesure, à ces projets en marche pour le « dépassement de l’humain », ce ne sont peut-être pas les lois de bioéthique qui les poseront, mais la décroissance économique . Pourtant, l’étincelle de lucidité entraînant la ferme volonté de réagir risque de ne surgir qu’à la suite de la dégradation des conditions matérielles et sociales, provoquant l’abandon de nos règles du vivre ensemble. Si la perception que nous sommes dans une impasse tragique arrive trop tard, la situation sera propice à des déchaînements afin de satisfaire encore des groupes de plus en plus réduits… La course de vitesse entre l’autonomie de la technique et l’autolimitation de la puissance humaine est engagée.

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(1) Jacques Testart : Des hommes probables. De la procréation aléatoire à la reproduction normative. Seuil, 1999.