Politis, 25 juillet 2013

L’eugénisme classique (qu’il ne faut pas confondre avec le nazisme) voulait compenser les effets indésirables sur l’homme du progrès, lequel favoriserait la génération et la survie d’individus de « mauvaise qualité », incapables de contribuer à l’effort collectif… pour davantage de progrès. D’où la stérilisation des malades et des « inutiles » ou l’élimination des nouveaux-nés malformés, on ne disait pas encore non compétitifs. Il y a moins d’un siècle, presque tout le monde croyait pouvoir maîtriser la nature pour en tirer des bienfaits sans limites. Pour un observateur objectif, le progrès a fait long feu avec l’épuisement des ressources fossiles, la pollution généralisée, le climat déstabilisé ou la biodiversité bien entamée. C’est là que surgit le transhumanisme : il s’agit de modifier l’homme, d’abord pour compenser les effets indésirables du progrès car le désastre environnemental hypothèque jusqu’à notre survie.

Deux voies sont théoriquement possibles désormais : soit freiner très vite et très fort pour sauver l’essentiel en réglant la boussole sur sobriété/convivialité plutôt que sur consommation/compétitivité ; soit fermer les yeux et prier pour que revienne la croissance, laquelle ne pourrait qu’accélérer l’irréparable. Les transhumanistes viennent à la rescousse de cette seconde hypothèse en affirmant que le progrès technique est la solution . L’idée plait aux médias pour son optimisme illimité, elle séduit les industriels pour son apologie des innovations les plus audacieuses, elle convient aux politiques pour sa défense du scientisme, car il faut bien donner encore à croire… Les transhumanistes sont les alliés du système productiviste, auteur des dégâts irréversibles qui nourrissent les programmes mortifères : puisque nous avons rendu le monde invivable pour notre espèce (les autres on s’en fout !), il faut adapter l’homme à cet univers hostile. On fera donc des bébés transgéniques vite équipés de toutes les prothèses pour survivre et triompher du monde adverse. Foin du principe de précaution, des tabous humanistes, de la bioéthique, du culte écologique ! En avant pour dépasser les capacités de l’espèce par tous les moyens et ceux qui résisteront seront les handicapés de l’avenir, ils resteront au bord du chemin (si on ne les pousse pas dans le ravin comme à Sparte).

Il y a bien de l’infantilisme dans ce projet de faire du corps un Mécano performant et de l’esprit un terminal des réseaux informatiques. Mais comment faire autrement que creuser triomphalement l’impasse si on refuse de s’en retirer ? L’utopie transhumaniste est cohérente avec des intérêts puissants comme avec la paresse intellectuelle pour penser un autre monde. L’alternative intelligente est bien sûr dans l’utopie de la décroissance. Mais la réalité proche serait plutôt dans le traitement informatique instantané de données personnelles innombrables afin d’adapter en continu chaque personne à son génome et à son environnement pour assumer glorieusement le destin qui lui sera attribué. L’administration des existences, moins spectaculaire que le dépassement de l’espèce par le transhumanisme, semble être notre avenir immédiat.