In Des mondes d’après, collectif de nouvelles, Ed Golias, mai 2011.

L’homme, dont on ne voit que le visage sur l’écran, paraît gêné, il se gratte la joue et lève enfin les yeux vers son interlocutrice :
- Je suis désolé, Mademoiselle, cet article ne correspond pas à l’esprit de notre revue…
- Comme c’est étrange ! s’exclame Marie, debout devant le téléphone. Vous êtes le troisième à me faire cette réponse… Puis-je connaître vos arguments ?
Après un silence, l’homme se lance.
- C’est que, bien sûr, c’est amusant… Mais on ne peut pas brocarder ainsi les institutions, vous le savez bien ! Et vous faîtes du mauvais esprit à propos du clonage qui est quand même un grand progrès pour notre civilisation…Nul ne peut contester l’élection, par cybervote, du premier Européen cloné ! Le choix, à une majorité écrasante, du professeur Graham, mathématicien et marathonien, démontre la maturité de nos populations… Pour un peu vous mettriez aussi en doute le programme de Purification des génomes qui permet d’assurer la qualité des naissances ! Et aussi de choisir des critères éminemment scientifiques pour les nominations au clonage… Il paraît essoufflé, mais soulagé d’avoir récité d’une seule traite l’essentiel du plan lancé le 16 février 2032 par le Comité national d’évaluation génétique des citoyens.
- Vous avez certainement raison, répond Marie, mais il ne vous aura pas échappé que cette histoire, cette fiction, est située dans les temps antérieurs. Et donc que les institutions dont il est question ne sont pas les nôtres…
L’éditeur poursuit, sans lever les yeux.
- Évidemment, mais certains pourraient en profiter pour faire resurgir des débats dépassés, pour répéter ces situations obscurantistes qui…
- Merci beaucoup de votre ouverture d’esprit…et de votre humour ! conclut Marie, et elle supprime son interlocuteur en appuyant sur le bouton rouge du tévéphone.
Elle n’est même pas déçue. Plutôt satisfaite de constater qu’elle avait eu raison : personne ne voudrait de son article. Trop iconoclaste, trop « mauvais esprit », comme dit souvent Bertrand ! Elle sourit en rangeant son tube de rouge à lèvres dans son sac. Après tout, elle n’aurait jamais gagné qu’une pige à trois cent euros. Mais en s’exposant à la suspicion, générale… c’est pourquoi elle avait pris la précaution de signer son texte d’un pseudonyme. Et puis, son vrai métier, c’est le journalisme, conclut-elle en claquant la porte de son appartement. Aujourd’hui, elle ne veut penser qu’à une chose : elle a rendez-vous avec son patron, celui dont elle rêve tant qu’il devienne son amant.

Sortie de son immeuble de la rue Visconti, Marie prend sur la droite la rue Bonaparte. Elle s’est maquillée plus qu’à l’ordinaire pour le rendez-vous et n’est pas très à l’aise sur ses talons vraiment très hauts. Décidément, elle se sent plus elle-même devant son écran, à imaginer des histoires trop satiriques pour être acceptables, que dans le rôle convenu de la séductrice. Elle jette un œil distrait sur la grande boutique de plastiquerie d’ameublement, récemment venue narguer de ses lumières violentes les vénérables magasins d’antiquités ; cette année, les meubles seront dans les tons verts et bleus. Depuis l’épuisement du pétrole, et compte tenu des besoins alimentaires qui concurrencent l’agroplastique, ces meubles atteignent des prix approchant ceux des fossiles Louis XV… Arrivée sur le quai Malaquais, elle montre son badge au gardien du parking écologique et choisit machinalement une voiturette rouge. Rouge, la couleur de sa détermination, se dit-elle, « Ce Bertrand, il faut qu’il se déclare ou je passe à quelqu’un d’autre ! ».
Son chauffeur habituel s’installe au volant.
- Alors, Philippe, lui demande Marie, quelles nouvelles ?
- Ça va Madame ! Toute la famille vous remercie pour les chocolats ! On n’en trouve pas d’aussi bons chez nous…
Puis il commence à pédaler.

Arrivé avenue Corentin-Cariou, Philippe se gare à deux pas du musée Nicolas Sarkozy des Sciences et de l’Industrie. Un panneau indique : « Attention ! A 200 mètres finit la Zone centrale ». Juste avant la limite, on a construit des immeubles plus hauts et plus confortables que ceux du vieux Paris. Marie s’engouffre dans l’un d’entre eux, appuie sur le bouton 38 de l’ascenseur. La réceptionniste de l’Agence lui lance un clin d’œil, puis l’installe dans un salon rose et noir, au goût de l’an passé. Pour calmer sa nervosité, elle parcourt un article sur le sujet médical d’actualité : la maladie de l’oiseau triste, qui touche les volatiles ayant consommé des graines de plantes transgéniques non traitées. Comme il n’existe plus de plantes d’origine, OGM-free comme ont dit aujourd’hui , les éleveurs de poulets doivent s’approvisionner avec des végétaux broyées et bouillis. Mais des scientifiques affirment que la transgenèse demeure une bonne innovation en montrant que des gallinacés sauvages sont aussi sensibles à la maladie de l’oiseau triste que nos poulets transgéniques... L’article que lit Marie est d’une grande précision clinique et décrit la fin irrémédiable des oiseaux atteints, depuis la chute des phanères jusqu’à la neurasthénie létale. Une photo éloquente montre l’analogie des signes observés chez le volatile et chez l’homme contaminé : un poulet déplumé et dépourvu d’ongles voisine avec une jeune femme chauve et édentée. Sur la page suivante s’étale la photo d’un médecin souriant, les mains plantées dans les poches de sa blouse blanche; il assure que les recherches pour un remède sont en bonne voie et rappelle que les Académies des sciences et de médecine demandent aux populations de ne pas avoir peur.
La secrétaire de M. du Rocher apparaît et annonce qu’il est prêt à la recevoir.
- Bonjour, ma petite Marie ! Il fallait que je te parle. Tes articles ne vont pas du tout. Je me demande si tu as compris l’esprit du journal…
Marie écoute, plutôt déçue, le discours paternaliste de son rédacteur en chef. Elle avait espéré que cette convocation dissimulait une entreprise de séduction, mais, décidément, ce Bertrand se confirme bien impassible malgré ses yeux charmeurs.
- Il faut, explique t-il, mettre l’information au niveau des gens. Ce n’est pas un hasard s’il a fallu créer deux zones d’habitation…Tu comprends bien que les centres d’intérêt de ceux qui vivent de l’autre côté ne peuvent pas être les mêmes que les nôtres… L’avantage de notre Agence sur le groupe « New info » est justement de savoir adapter le style et le contenu des articles aux deux lectorats mais la compétition est rude ! Même si l’information circule des deux côtés du Mur (comment contrôler le réseau ?) notre « plus » sur New info c’est d’aider les méga-démunis à comprendre ce qu’on veut qu’ils comprennent, et de les distraire… C’est ça qui fait l’originalité de notre boulot, et aussi sa qualité démocratique : tout est élaboré en Zone centrale mais les Autres ont le choix entre l’info de ZC et une info mieux adaptée à leurs besoins… Il ne faut pas oublier qu’ils représentent, pour nous, une énorme potentialité…
Marie s’impatiente.
- Je sais, je sais, mais là, pour ce papier sur le couturier assassiné, je ne vois pas vraiment où sont les deux niveaux !
Le visage de Bertrand du Rocher s’éclaire ; il se penche vers Marie et lui prend l’épaule amicalement.
- Mais bien sûr qu’il y a deux niveaux ! Quand un couturier japonais est assassiné à Pékin, ça se lit comme un fait culturel en Zone centrale, et comme une histoire de cul chez les Autres ! C’est simple, non? ajoute-t-il satisfait. Intéresser le public, c’est notre vocation…Mais c’est aussi comme ça qu’on survit, parce que la publicité suit ! Je te rappelle que nous avons gagné 2,3% en parts de marché cette année…
Il a retiré sa grande main noire de l’épaule de Marie. La démonstration est finie. Déjà ! regrette-t-elle. Il l’invite à déjeuner demain au Mac Monsanto de la rue de l’Ancienne Comédie.

À peine remontée dans la voiturette rouge, elle décide de distraire sa déception en faisant un crochet hors de la Zone centrale. C’est évidemment plus facile dans ce sens-là que dans l’autre. Les gens d’ici vont parfois s’encanailler de l’autre côté, y déguster des merguez au cumin ou y acheter des produits exotiques car, dans cette population encore peu triée, il y a beaucoup d’étrangers. Mais les indigènes, ceux qui étaient là bien avant la Grande Réforme, sont aussi nombreux et proposent des tomates à pépins, des chapeaux de paille ou des objets en bois d’arbre. Bien sûr, les ZC en goguette rentre toujours avant la nuit, sécurité oblige. Et puis, avec les cinq tickets annuels du passemur, il faut bien profiter de ses loisirs d’abord en Zone centrale, d’autant que le luxe et l’ordre y sont assurés. Marie tend un ticket passemur au géant du contrôle qui retient son chien et lui rappelle les consignes de sécurité : ne pas ouvrir les fenêtres du véhicule, bloquer les portières et klaxonner sans arrêt à la moindre alerte. Marie libère Philippe sur son territoire et enclenche la conduite électrique. Elle roule doucement dans ces rues mal entretenues où des hordes de jeunes s’affairent à des « petits trafics », tapent dans des ballons, ou se dandinent sur des musiques qu’on ne peut pas entendre derrière les vitres. Mais où sont donc passés les vieux ? se demande t-elle. On dit qu’eux aussi ont peur et se cachent dans leurs immeubles. Jusqu’à quand cela pourra t-il tenir ? Au-delà de quelques îlots de Zone centrale entourés du Mur et débordant Paris intra muros, comme Neuilly, Suresnes, Sceaux ou Saint-Mandé, la réserve périphérique des Autres s’étend sur des dizaines de kilomètres jusqu’à la Zone rurale. C’est là-bas que subsisteraient ces sauvages, jamais vus ici, qui se nourrissent de fruits pas épluchés et font caca dans la sciure. Bertrand dit qu’il y a ainsi, au delà de notre ZC, un immense vivier où aller repêcher des génomes d’intérêt puisque la loterie de la procréation, toujours un miracle, sait révéler le bon grain dans l’ivraie.
Marie ne peut pas s’attarder dans cet exotisme. Elle a vingt-cinq ans aujourd’hui, et sa mère l’attend rue Visconti pour fêter son anniversaire. Comme d’habitude, le portier est trop aimable et elle s’échappe dans l’escalier. - Alors, ma jolie ? demande Pauline en l’embrassant, qu’est-ce qu’il te voulait ton Bertrand ?
- Bof ! seulement une leçon professionnelle, je m’demande vraiment s’il est timide ou si je ne lui plais pas !
Sa mère lui caresse les cheveux et lance :
- Peut-être qu’il est seulement fidèle à sa femme ! Ça arrive, tu sais.
Elles rient, mais Pauline ajoute, embarrassée :
- Il faut quand même que je te dise…Tu peux t’amuser, mais je ne suis pas certaine d’avoir envie d’être grand-mère d’un bébé noir…J’aurais peur de ne pas me reconnaître…
- Comme tu es vieux jeu, maman ! Tu sais pourtant que le collège du Généland a démontré qu’il y a moins de différences entre gens de même zone, quelle que soit leur couleur, qu’entre des gens apparentés vivant en ZC ou chez les Autres…
Pauline acquiesce :
- Je sais, ma chérie, mais ces gènes, mêmes s’ils sont bien utiles, on ne les voit pas tout de suite quand on regarde un enfant…
Elle embrasse encore Marie, puis ajoute :
- Je suis une vieille trop subjective, ne fais pas attention ! J’avais déjà des discussions avec ton pauvre père. Je n’ai jamais rien compris à la science. Mais je reconnais qu’il y a des inventions utiles…Comme la pilule ! Tu sais, je peux te le dire aujourd’hui où nous fêtons tes vingt-cinq ans, tu n’as eu qu’une seule chance d’exister, une fois seulement ! Heureusement, tu ne l’as pas ratée !

Marie accepte encore un verre de soda pour accompagner son Maxibioplus à la dinde garantie pas triste. Elle écoute Bertrand.
- Nous les Noirs, explique t-il, on a tout gagné à l’Evaluation génétique des citoyens. Avant l’EGC, on était seulement des nègres ! Aujourd’hui, on sait qu’il y a autant de cons chez nous qu’ailleurs, et pareil pour tous les critères…Alors on n’est plus automatiquement des nègres !
- Tu as peut-être raison, mais alors, ceux que tu appelles des cons, et qui sont les Autres, est-ce qu’ils ne sont pas les nouveaux nègres ?... Et comment savoir si la méthodologie revendiquée par l’EGC a plus de sens que la couleur de la peau ?...
Bertrand éclate de rire et pose sa grande main noire sur l’épaule de Marie, comme il l’a fait deux jours plus tôt, mais en appuyant davantage.
- Ma petite Marie, tu es trop mignonne pour que j’informe le Comité national des délires de notre vice-présidente, mais avoue que tu charries ! A te suivre on n’aurait aucun repère biologique pour développer le progrès humain ! Ce que nous mesurons, ce sont des inégalités naturelles souvent cachées, pas des différences d’aspect… C’est toute la différence avec l’apartheid !
Il ajoute en souriant :
- Et moi qui suit né en périphérie, je salue la sagacité de ceux qui m’ont fait passer en Zone centrale…
Marie approuve, charmeuse :
- Ma foi, moi qui suis originaire d’ici, j’apprécie aussi cette décision…
Bertrand reprend.
- C’est toute la ZC qui bénéficiera de tels apports car, on l’oublie souvent, c’était ici le camp d’une bourgeoisie souvent dégénérée, et des affairistes sans talent , bien plus que des intellectuels. Puisqu’il est encore difficile d’expulser les bénéficiaires de tant d’avantages acquis, sinon mérités, bien des génominables sont ici sans l’avoir mérité et sans recéler aucun avantage compétitif ! Il faudra du temps et pas mal d’audace pour purifier tout ça ! Mais le monde moderne doit se donner les moyens de qualifier sa population…
Marie frémit.
- Tu ne voudrais quand même pas déplacer des familles entières ?
- Bien sûr que non ! Et ce ne sera pas nécessaire grâce à notre stratégie de tri des embryons, laquelle commence à produire ses effets…Et sans violence ! Quand la politique d’assainissement progressif sélectionne les meilleurs enfants potentiels dans chaque famille, c’est sans empêcher quiconque d’en bénéficier… c’est bien la solution libérale qu’il nous fallait !
Il remarque l’hésitation de Marie pour l’applaudir et poursuit :
- Je sais ! Tu vas me parler de Fabienne… Elle n’arrête pas de raconter ses malheurs, mais elle les a bien cherchés. Madame s’est cru intouchable et au dessus des risques naturels ! Elle a refusé de faire analyser ses embryons par les services de l’EGC, et c’est pour ça que son enfant a des problèmes ! C’est irresponsable, et il est normal qu’on lui supprime l’allocation ! En tout cas, il n’est pas question qu’elle écrive un article là-dessus !...Pour les deux versions de l’actualité, chapeau ! Tu as fini par piger, et ton dernier papier est excellent… Mais si tu admets qu’il y a bien deux niveaux, pourquoi n’y aurait-il pas deux vitesses ? Et s’il y a deux niveaux avec chacun sa vitesse, comment ne pas voir l’intérêt du Mur ?...
Marie comprend qu’il n’y a rien à ajouter. Elle sourit benoîtement et accepte la main de Bertrand qui descend dans son corsage.
En sortant du Mac Monsanto , elle veut vérifier si le nom original du plus vieux café du monde est toujours affiché au dessus de la porte. Elle lève la tête et peut lire « Procope », comme les salonnards puis les bourgeois et enfin les touristes ont pu le lire pendant quatre siècles. Bien sûr, l’usine à bouffe multinationale n’a pas voulu se priver d’une telle enseigne qui met des plumes culturelles sur le cul de la dinde industrielle ! Bertrand ne comprend pas son indignation, mais il l’embrasse sur la bouche en lui donnant un rendez-vous chez elle pour demain soir.
« Il faut bien que nous soyons bêtes pour être heureuses de si peu ! » songe Marie en descendant la rue Mazarine pour regagner son immeuble. Après ses démonstrations de loyauté à la Grande Réforme, qui lui ont permis de brûler les étapes malgré son jeune âge, et d’accéder aux plus hauts niveaux des instances dirigeantes, voilà qu’elle doute. Pourtant, il ne faut rien montrer…Il y a trop à perdre…Avec Bertrand , elle a confiance, c’est un homme qui a réussi tous les tests et est passé du bon côté du mur, alors que des enfants de polytechniciens blancs ont été expulsés pour insuffisance !...

- Alors ? demande Pauline, c’était comment ?
- C’était très bien, maman !
Après un silence, Marie ajoute :
- Tu sais, tu avais raison, c’est parce qu’il est marié qu’il faisait l’indifférent, mais il faudra que tu m’expliques la fidélité ! A peine sa femme a t-elle tourné le dos pour partir en vacances et hop ! en avant la musique ! - Pourvu qu’il soit bon musicien, de quoi te plains-tu puisque c’est ce que tu attendais ?
Arrivée dans son appartement, Marie s’est remise au travail. Il lui faut commenter les deux informations retenues par la rédaction : l’aggravation des tensions à Jérusalem et la victoire des footballeurs de Marseille contre ceux de Paris (catégorie Autres). Pour écrire sur le Moyen-Orient, il suffit de reprendre les articles redondants et banalisés depuis bientôt un siècle : « Des accords de paix en vue… », ou « une commission internationale rencontre les belligérants, etc… ». Pour le papier sportif, une discipline où elle n’entend rien, Marie aurait voulu se contenter de la version pour derrière le Mur mais Bertrand a insisté : « Nos statistiques sont formelles, ici, en Zone centrale, on adore ces combats entre des Autres, ils font même plus de points médiamétriques que les matches en ZC…Les combats d’esclaves dans les arènes romaines, tu te rappelles ? » a t-il ajouté pour la taquiner.


Le jour suivant, c’est sûrement Bertrand qui sonne à sa porte. Marie se recoiffe grossièrement avec sa main droite largement déployée dans ses cheveux rebelles. Par principe, elle demande l’identité du visiteur dans l’interphone. Le visage de Bertrand apparaît sur le petit écran.
Il entre en souriant et déjà admiratif :
- J’étais certain que ton appart serait le plus mignon que j’aie pu voir ! Que de dentelles ! Tu as des réductions chez Plastidéco ?
- Non, ma mère me les a données, elles sont de famille… Et pas en plastique !
- Excuse moi ma poupée ! Tu sais, je viens de chez les Autres… J’ai les bons gènes, mais on ne m’a pas gâté côté culture bourge…Et pourtant, j’aime bien comme c’est chez toi. Il s’installe sur un canapé, regarde partout d’un air admiratif et ajoute songeur :
- J’aimerais bien apprendre ça aussi… Et puis, je suis vraiment très heureux de te retrouver ici !
Marie se pâme d’aise en sirotant son soda. Il ajoute aussitôt :
- J’ai reçu aujourd’hui une grande nouvelle de ma sœur qui vit là-bas. Avec le protocole stimovaire in vitro, ils ont obtenu près de 200 ovules. Résultat : cent cinquante-deux embryons. Ils ont fait le screening avec les trois cents critères retenus par le Comité d’évaluation : seulement dix-huit génominables dont cinq vrais ! La moitié de mes neveux potentiels auraient été jugés bons pour la ZC ! C’est déjà une excellente performance mais il y en a un qui fait rêver le Laboratoire d’analyse et promotion génomique. Du presque jamais vu ! Ils ont recommencé tous les tests avant d’y croire : cancers, diabète, asthme, équilibre nerveux, cœur, reins…Tout bon, même le strabisme alors que ma sœur louche un peu ! Et en plus, une probabilité de QI à 153 et une sociabilité à 0,97 … Ils l’ont tiré à soixante-quatre copies !
- Mazette ! Ça fait beaucoup de beau monde ! s’exclame Marie, certaine de flatter Bertrand. Elle ajoute :
- Pour les porteuses, vous avez trouvé ?
- Sans problème ! Quand on a montré le profil génétique au Comité des volontaires, on a très vite été obligés de bloquer les appels pour limiter les candidates. Reste l’élevage. Tu sais qu’on préfère que ce soit ici pour protéger l’identité ZC… J’ai dit que je suis d’accord pour en prendre deux. Si tu veux, je t’en fais réserver un. Non ?
- Ça me fait plaisir pour toi et ta sœur, j’étais certaine que tu venais d’un bon cru… Mais je préfère être seule pour le moment.
Bertrand sourit, carnassier.
- Seule-seule ou seule-avec ? et sa main est partie loin sous la jupe de Marie. Elle s’allonge, lasse de chercher à tout comprendre.

C’est en passant boulevard Saint-Germain que Marie remarque le fourgon noir de la Brigade de contrôle génétique. Un adolescent mal rasé est poussé sans ménagement à l’intérieur du véhicule par les hommes de la BCG. « Encore un infiltré qui ne supportait plus la vie chez les Autres ! » se dit elle. Ces maudits passeurs lui auront extorqué le peu qu’il possédait en échange d’un rêve vite avorté. Comment pourrait-il survivre en Zone centrale sans complicités, se nourrir sans disposer du badge d’accès aux magasins et dormir dehors sans intriguer un îlotier ? Chaque jour, plusieurs Autres sont ainsi découverts en ZC, mais ils n’y trouvent aucun soutien tant les citoyens ont bien assimilé que c’est une mission d’intérêt public qu’apporte la Grande Réforme. C’est Bertrand du Rocher qui a proposé la solution la plus logique pour contenir le flux des infiltrés, et le gamin qu’on embarque à l’instant va devoir s’y plier : pendant un mois, il va contribuer à la surélévation du Mur. Il doit être « condamné à apporter sa pierre au maintien de l’ordre biologique » avait-il écrit dans la revue du Comité national d’évaluation, juste avant qu’on lui confie la direction de l’Agence.
C’est chez lui qu’elle retrouve Bertrand. Il se sert un grand verre de cognac chinois.
- Pas cher et correct ! commente t-il, satisfait, puis il se tourne vers Marie :
- On a reçu le rapport du Comité de ton quartier pour le cas Robert Pedreira. Le Comité d’arrondissement prendra sa décision la semaine prochaine. Les choses paraissent claires : génome médiocre aggravé d’un risque appréciable de maladie du chaos mental. Comme il n’a pas de famille en ZC, rien ne s’oppose à ce qu’on le passe chez les Autres, si le Comité national est d’accord bien sûr… Tu le connais ?
- Bien sûr ! Nous avons grandi dans la même maison dont ses parents étaient concierges. Ils sont retournés au Portugal, et comme il nous fallait un îlotier, on l’a gardé. Je sais par des voisins qu’il n’a absolument pas envie de partir, mais enfin sa présence n’est plus justifiée…Et en plus il me colle !
Elle laisse passer un moment puis ajoute :
- C’est pas mal chez toi…Ta femme est en vacances pour longtemps ?
Bertrand sourit .
- On pourra continuer de se voir, si tu veux bien…Mais pas ici.
Marie acquiesce, elle se laisse caresser.

Une jeune femme pâle s’est approchée et s’assied près de Marie sur le banc du jardin public.
- Allez-vous mieux que la semaine dernière ? demande Marie, qui se sait condamnée à entendre une fois encore la plainte de cette mère déçue.
- Je ne peux pas m’y faire, gémit la femme, pourquoi ils évaluent nos enfants avec trois cents critères seulement ? Ils m’avaient bien rassurée avec ça, et maintenant ils prétendent que le cas est rarissime… Une chance sur deux mille quatre cents qu’ils disent ! Vous parlez d’une chance ! C’est horrible, Adrien n’aura jamais une taille normale !
Le gamin blond a posé son râteau sur le tas de sable. Il observe sa mère qui poursuit.
- Qu’ai-je donc fait pour mériter ça ? Pourquoi toutes ces épreuves et tous ces espoirs pour un tel résultat ?
Marie se tourne vers elle et lui prend la main.
- Allons, calmez-vous ! Combien d’enfants trop petits ou trop grands, ou bossus, ou sourds, ou trop n’importe quoi ont marqué notre histoire ! Votre amour pour Adrien vaut mieux que toutes les statistiques. Il a besoin de vous, mais heureuse…
- Avec votre situation à vous, on vous permettrait sûrement un choix plus scientifique… Ils parlent maintenant des huit cents critères, mais ça devait bien exister il y a trois ans !... Et puis, je commence à comprendre que plus il y aura de critères et plus il deviendra difficile d’accepter un enfant handicapé !... Alors, ça sert à quoi tout ça s’ils sont incapables de nous proposer autre chose qu’un horoscope ?...
Marie se fige, désarçonnée.
Après un long silence, la femme ajoute :
- Il y a autre chose… Le père n’est pas d’ici, je l’ai connu au cours d’une excursion derrière le Mur. A cause de la loi sur le regroupement familial, je suis menacé d’expulsion chez les Autres, avec le petit… On attend le résultat des tests. Le syndicat des génominables m’a laissé peu d’espoir, sauf si le père est classé performant de classe 3. Alors on serait tous regroupés ici…
Marie regarde l’enfant triste, puis sa maman désespérée.
- Ne vous inquiétez plus ! assure-t-elle, je me charge d’arranger tout ça.
En rentrant rue Visconti, elle se répète comme pour se persuader : « Ne plus subir… ne plus laisser faire ... », et se réfugie chez sa mère.