Le Sarkophage, 15 mai 2011

Augmenter la performance humaine n’est pas seulement un rêve, vieux comme Icare, c’est aussi un champ infini pour créer des besoins et leur apporter des solutions, mais ce champ est beaucoup plus séducteur et rentable que ceux des commerces et industries classiques : en 20 ans le téléphone portable a atteint 8 sur 10 des homo sapiens qui peuplent actuellement l’anthropocène ! Ainsi « 500 millions d'Africains- sur 987 millions- possèdent un téléphone portable alors qu’ils sont 700 millions à ne pas avoir d’électricité. Un réseau téléphonique coûte moins cher qu’un réseau électrique. Et le retour sur investissement est rapide » (1). Il faudrait ajouter que l’aliénation provoquée par cet artifice (chacun convient que c’est bien pratique ! ) se mue en quasi obligation quand tous les autres en ont un et qu’ainsi le refus de se conformer devient un handicap . Créer une situation de handicap, et pas seulement de frustration, pour tous ceux qui ne consomme pas, c’est le nouveau métier des entrepreneurs du rêve de consommation. Mais au delà de ces considérations mercantiles , il existe sans conteste et depuis toujours un fantasme de dépassement de la condition humaine.

On peut distinguer trois familles de propositions pour augmenter les capacités naturelles de l’homme. Les plus « classiques » consistent en dispositifs externes pour obtenir un accès inédit à l’information, la communication, à tout moment et partout. Ainsi du téléphone ou de l’ordinateur portables qui se différencient des anciens dispositifs, par exemple pour augmenter la vitesse (voiture, avion,…), en ce que ces nouveaux outils sont de plus en plus intégrés à chaque individu, un peu comme des prothèses qu’on ne retire que pour dormir (et encore…). Avant l’ère informatique on connaissait déjà de tels dispositifs portables, comme la canne ou les lunettes, mais leur fonction se limitait à compenser un handicap individuel, non à créer de nouvelles propriétés pour tous les membres de l’espèce.La deuxième famille de dispositifs est constituée par les prothèses vraies, celles qui sont intégrées au corps comme ce cadran téléphonique qui serait imprimé dans la paume de la main : on tape le numéro puis on serre le poing pour appeler.. Déjà, certaines prothèses sont capables de permettre à un handicapé de devenir plus performant qu’une personne « normale »! Ainsi ces lames de métal élastique qui font d’un amputé des jambes un champion de course à pied ou cet usinage du cristallin qui confère une vue d’aigle à un quasi aveugle.On est ici à l’articulation des concepts de handicap, de normalisation et de performance, on est dans un chantier médical pour la fabrication compassionnelle de l’homme supérieur. Et se profilent, d’abord pour de grands handicapés, des dispositifs intégrés au cerveau pour en augmenter l’efficacité ou pour lui permettre d’entrer en relation avec l’extérieur ou avec la machine, sans la médiation usuelle de la parole ou de l’écriture. Le « génie tissulaire » promet aussi de remplacer chaque organe défaillant par du neuf, régénéré in situ comme la queue des lézards ou reconstruit avec des cellules souches greffées.De tels projets vont bien au delà des gadgets, telle la puce électronique introduite sous la peau pour commander l’ouverture d’une porte, qui ne sont que des dispositifs facilitateurs transformant l’homme en robot plutôt qu’en surhomme. Plus inquiétante, la dernière famille des propositions pour forcer les capacités humaines concerne des propriétés héritables, quand la faculté nouvelle est tellement intégrée à l’organisme qu’elle en devient indissociable et sera transmise à la descendance. Ce caractère d’héritabilité correspond à un changement d’espèce et c’est ce qui fait la gravité de tels projets. Les transhumanistes, puissants aux USA parmi les chercheurs les plus brillants (et bien présents mais discrètement en Europe), sont persuadés qu’à l’échéance de quelques décennies, le cerveau sera bien plus performant et aussi que l’immortalité sera possible. Les mêmes sont souvent en faveur de l’élimination de populations entières car il faudra bien faire de la place pour les surhommes inusables .Au-delà de la transgenèse et grâce à la « biologie synthétique » qui emprunte autant à l’informatique qu’à la biologie (avec un zest de physique grâce aux nanotechnologies), des perspectives glorieuses surgissent.En 2010, les médias annoncèrent que le généticien Craig Venter aurait « créé la vie » parce qu’il avait substitué un ADN de synthèse à celui contenu dans une bactérie . Sans négliger cette performance technologique on est bien loin de créer du vivant quand on se sert d’un être déjà vivant (la bactérie privée de son ADN) comme réceptacle d’une molécule inerte (l’ADN) pour reconstituer un nouvel être vivant.. Mais le délire des transhumanistes ne s’arrête pas à cette stratégie du haut vers le bas promue par C Venter, ils promettent plus fort : du bas vers le haut en assemblant des molécules inertes pour construire des organismes vivants complètement inédits, pourquoi pas des humanoïdes puisque toute frontière entre l’homme, l’animal et la machine ne pourrait que relever d’une idéologie passéiste?... La place de l’homme devient relative : on nous promet la création de machines intelligentes, combinaisons de l’humain et du machinique, libérées de la violence et du sexe, et capables de s’autoreproduire. La démesure mais aussi la déculturation à l’œuvre dans les projets transhumanistes, est évidente avec le MOP (macro organisme planétaire) dans lequel les individus, dépourvus d’identité, seraient reliés entre eux pour former un monstre unique dont le cerveau serait le réseau internet… Où on voit que l’ homme « augmenté » est la créature d’une société nécessairement policée dont l’ordre est déjà annoncé par des dispositifs d’identification et de surveillance (empreintes génétiques, caméras, puces RFID,…).

Il reste que les solutions techniquement mûres, ou dont la faisabilité est acquise, sont les plus probables et qu’il faudrait craindre la sélection des humains au stade embryonnaire (diagnostic préimplantatoire) plus que des manipulations élitistes et hasardeuses dont celles qui passent par la perpétuation des « meilleurs » d’entre nous ( clonage) ou par l’amélioration dans l’œuf (humains génétiquement modifiés).
Deux considérations pour terminer. L’une sur la contradiction entre des prévisions d’un avenir de grande sophistication technique (donc exigeant des moyens importants et centralisés) et la certitude qu’une société de décroissance est inéluctable. Comment réfléchir au même moment sur ces deux hypothèses incompatibles ? L’avenir verra t-il l’avènement de l’homme augmenté ou de l’homme convivial ? Cette contradiction pourrait se trouver résolue par une course de vitesse : si les techniques pour construire l’homme augmenté tardent plus que les promesses de leurs promoteurs, la réalité d’un monde obligatoirement plus simple et plus sobre, où la performance serait démodée, s’imposera en annulant ces projets. Autre solution, celle d’un monde à deux vitesses où une élite auto proclamée prendrait le pouvoir…
L’autre considération concerne la véritable nature de l’homme « augmenté ». Ne serait-il pas plutôt celui qui se libère des aliénations que lui ont imposé au long des siècles la religion, le prométhéisme et la compétitivité ? Un humain vacciné contre l’ambition, l’égoïsme, la virilité agressive, quelque chose comme le comble de l’humanisation … Face au gaspillage d’humanité, presque partout depuis toujours mais singulièrement depuis l’avènement du capitalisme, l’homme nouveau du romantisme révolutionnaire se révélerait , sans altérations superflues de son génome ou de ses organes. Peut-être est-ce encore le vieil homme qui porte nos espoirs plutôt que les artefacts de laboratoire ?


(1) Tristan Coloma. Quand le fleuve Congo illuminera l’Afrique. Le Monde diplomatique,février 2011