Cahiers de l’atelier, N° 528 : Les choix de la naissance, 2011.

Les technologies n’arrivent pas n’importe quand. Ainsi on aurait pu faire (et réussir) la fécondation in vitro (FIV) quelques décennies plus tôt. Il suffisait de le vouloir c’est à dire d’admettre cette évidence que les résultats obtenus chez l’animal (lapine, 1959) étaient extrapolables à tous les mammifères, et de pressentir que cet artifice correspondait à une demande, ou à un marché. On pouvait aussi prévoir que la société y serait assez vite réceptive au delà des seuls couples concernées parce que stériles. La même chose était arrivée avec l’insémination artificielle (IA) que les Arabes pratiquaient pour leurs purs-sangs dés le 14° siècle mais qui ne fut médicalisée (très discrètement) que 4 siècles plus tard, sans qu’aucun progrès technique ou scientifique décisif n’explique cette irruption tardive. La fivète (FIV et transfert d’embryons) a été acceptée plus vite que l’IA (en moins de 10 ans plutôt qu’en plus de 150) parce que l’environnement social (droits de la femme), politique (libertés individuelles) ou religieux (reflux de l’Eglise prescriptrice) a bien changé : on peut constater qu’aujourd’hui les catholiques « font la fivète » comme tout le monde malgré l’interdit papal.
Ainsi, la science compte pour bien peu dans le moment d’irruption de la technique (1), et toute technique qui correspond à une demande potentielle se réalisera tôt ou tard. Alors, à quoi servent ces débats et réglementations en bioéthique ? Mon opinion est qu’ils servent à différer l’irruption de la technique jusqu’au moment où celle-ci ne sera pas douloureuse…Ce qui n’est pas rien ! Quelles sont les avancées techniques qui pourraient modifier le paysage de l’AMP (Assistance Médicale à la Procréation) ou modifier l’usage des éléments impliqués dans l’AMP (gamètes, embryons, géniteurs, gestatrices,…) ? Il n’appartient pas au biologiste de prédire l’avenir des mères porteuses ou du commerce de gamètes et embryons.

Seulement trois remarques :
1) Ces pratiques relèvent de l’usage dévié de techniques existantes pour l’AMP intra-conjugale et absolument pas d’inventions ou innovations, comme il était déjà arrivé pour l’IAD (Insémination Artificielle avec Donneur de sperme) dérivée de l’IAC (sperme du conjoint) il y a 40 ans.
2) Ces usages sociaux, qu’on peut dire « déviants » par rapport à l’AMP « orthodoxe », nourrissent l’essentiel des débats et oppositions en bioéthique, ce qui confirme que ce n’est pas vraiment« le progrès de la science »qui pose problème mais certaines utilisations rendues possibles sans avoir été souhaitées ni même pensées par les chercheurs.3) En tenant compte de l’usure du trouble éthique (« dédiabolisation ») qui affecte toute pratique avec le temps, et des valeurs mercantiles qui régissent nos sociétés, il est hautement vraisemblable que, sauf révolution politique et éthique, les usages pervers des techniques d’AMP ont un avenir irrésistible…

Venons en à quelques promesses venues des laboratoires de recherche, lesquelles ne remplissent pas encore toutes les fonctions connues chez l’animal et qu’on s’efforce progressivement d’adapter à notre espèce (voir encadré 1)

  • L’utérus artificiel, cher à Henri Atlan, est (heureusement) une des inventions les plus improbables. Ce fantasme appartient à la fois à l’idéologie de l’homme (ou de la femme)-machine, héritée de Descartes, mais aussi à l’idéologie de la toute puissance de la science des hommes pour maîtriser la grande horloge du vivant, source du scientisme triomphant depuis 2 siècles. Contrainte par cette contradiction, l’idée du « bébé-lessiveuse »devrait donc resurgir de temps à autre, prix de l’égalité des sexes pour certains (plutôt des hommes) , moyen de confiscation de l’attribut féminin pour d’autres. Voilà une hypothèse qui anime d’intéressants débats sans nous faire prendre le risque de sa réalisation…
  • Il y a seulement cinq ans, chacun tenait pour acquis que les propriétés extraordinaires des cellules souches de l’embryon allaient révolutionner la médecine en fournissant des greffons universels aptes à guérir bien des pathologies. L’engouement est largement retombé pour deux raisons. D’abord il s’est avéré que ces cellules, outre les problèmes d’éthique liés à leur obtention, étaient susceptibles de dériver en tumeurs chez le receveur. Ensuite et surtout, il y a eu la découverte d’un potentiel insoupçonné de cellules banales prélevées chez les adultes, susceptibles d’être « rajeunies » puis différenciées à volonté en vue de leur transplantation (2). Les avantages escomptés de ces cellules reprogrammées dites iPS sont au moins équivalents à ceux des cellules embryonnaires. Aussi, il semblerait que l’embryon humain puisse finalement échapper à la condition de pourvoyeur de cellules, sauf si un avantage économique (brevetage de cellules embryonnaire au pouvoir exclusif de se comporter en « donneur universel » ?) apparaissait.
  • La recherche sur l’embryon sera t-elle à l’origine de grandes découvertes ? Peut-être mais il est non seulement plus éthiquement acceptable mais aussi bien plus rationnel de travailler sur des embryons animaux (abondance et fiabilité du matériel biologique), lesquels ne présentent pas de différences majeures avec l’embryon humain qui empêcheraient des recherches fondamentales. En fait, la recherche actuelle s’effectue avec (et non pas sur)des embryons humains, essentiellement avec les cellules souches dans des buts thérapeutique et de développement pharmaceutique . Nos collègues britanniques, certainement les plus avancés dans les connaissances embryologiques depuis longtemps , mènent des recherches sur l’embryon humain depuis 1970…sans obtenir les succès que nous promettent quelques chercheurs français.
  • Le « clonage » semble avoir fait long feu , au moins dans les médias, mais la perspective ressurgira quand la chose aura été réalisée. A ce moment, et comme évoqué plus haut pour d’autres techniques, on peut imaginer que l’hostilité sera moins vive qu’elle ne fut. Peut-être faudra t-il alors déplacer le curseur éthique (dignité de la personne, instrumentalisation,…) vers des considérations plus pragmatiques, issues soit de la politique (puisque tout le monde ne peut pas être cloné, cet acte induit un « privilège » intolérable…) soit de la biologie (la reproduction du même est illusoire, on ne peut que copier l’ ADN, pas la personne).
  • L’homme transgénique est pour certains le moyen de l’amélioration de l’espèce. Quel gène ajouter à l’humanité pour l’améliorer ? Personne ne sait répondre à cette question qui suppose de définir un « homme supérieur » (c’est quoi ?) et de connaître d’hypothétiques bases moléculaires (quels fragments d’ADN ?) capables d’induire ce « surhomme », ces éléments devant être soit synthétisés soit pris chez des êtres naturels… Emprunterait-on à la vache sa capacité laitière, à la plante sa production de chlorophylle, au poisson ses propriétés antigel, etc… qu’on n’obtiendrait que des zombies handicapés plutôt que des surhommes ! Et c’est encore sans compter qu’on maîtrise bien mal les plantes transgéniques…
  • En revanche, le tri des embryons pourrait modifier l’humanité en s’abstenant de modifier un seul humain. Ainsi la vieille recette eugénique trouve enfin les moyens de ses ambitions grâce au diagnostic préimplantatoire. Il ne s’agit pas ici de transformer l’embryon en HGM (humain génétiquement modifié) mais de jouer avec la variété infinie des conceptions pour ne retenir que certains profils génétiques. Puisque chaque couple est potentiellement capable d’engendrer des millions d’enfants différents, le tri des embryons utilise les forces aveugles de l’évolution pour les retourner en choix délibéré. Darwin avait déjà montré que l’évolution commence par la création de la diversité avant que la sélection ne choisisse l’individu le mieux adapté au milieu. Trier l’humanité dans l’œuf c’est vouloir piloter des processus naturels d’une puissance innovante infinie en prétendant que l’issue calculée est forcément bénéfique. Avantage démocratique du nouvel eugénisme : nul n’est exclu de ce « service » puisque toute personne, même « tarée, peut générer toutes sortes d’embryons - les meilleurs et les pires diraient les eugénistes- c’est-à-dire que nous allons construire un tamis génétique plébéien d’intérêt collectif. Mais c’est seulement par le recours massif au DPI, de génération en génération, que des modifications de l’humanité deviendront sensibles.

On peut prévoir des erreurs de « casting », des imprévus, des citoyens qui échappent au carcan, des déceptions et surtout la « révélation » que le génome n’est pas un programme mais seulement une source d’informations parmi beaucoup d’autres (ce qu’on devrait déjà savoir…). De plus, ce processus devrait conduire à une gestion autoritaire des sociétés, comme il arrive quand une technologie échappe aux citoyens parce qu’elle est trop complexe ou cache d’autres projets ou intérêts que ceux de chaque mortel (exemple : l’industrie nucléaire). Acceptons que le pire n’est jamais certain mais la hantise du pire est la meilleure garantie pour que le pire n’advienne pas, selon le conseil éclairé de Hans Jonas (3). Le pronostic du « DPI pour tous » laisse encore les éthiciens, politiques ou commentateurs incrédules et discrets .Peut-être est-ce l’insuffisance fantasmatique de la sélection qui la fait cacher par les autres stratégies de modification de l’humanité (HGM, clonage) : ici on n’ose pas les mythes du surhomme ou de l’immortalité, on ne « dépasse » pas les effets de la nature mais on cherche modestement à en valoriser les meilleures productions. C’est pourtant cette modestie et son paravent médical qui permettent au tri des humains d’avancer inexorablement, sans rencontrer une véritable analyse.
La loi de bioéthique de 1994 avait autorisé le DPI dans des cas « strictement contrôlés » pour éviter des maladies « particulièrement graves » et incurables.
Mais, depuis quelques années, les critères exigés pour recourir au DPI faiblissent partout en Europe. D’abord se sont imposés des handicaps relatifs (hémophilie, diabète,…) qui n’empêchent pas une vie « digne d’être vécue » moyennant une certaine médicalisation. Puis fut justifié le DPI d’utilité sociale , aussi bien avec le « bébé-médicament » (qu’on choisit dans l’œuf pour que ses cellules permettent de soigner un frère malade) qu’avec la sélection du sexe du bébé dans certains pays. Ensuite le DPI s’est élargi au risque esthétique (le strabisme en Grande-Bretagne) avant de concerner le gros morceau que représentent les probabilités de pathologies : ici ce n’est plus le handicap inévitable qui est en jeu mais le risque plus ou moins probable que l’embryon devienne une personne malade, par exemple d’un cancer. C’est dire que chaque parent potentiel et chaque embryon sont alors considérés comme des « patients à risque », objets d’une traque infinie. Récemment, dans son Avis N°107 (novembre 2009), le comité national d’éthique (CCNE) a proposé un nouvel élargissement du DPI qu’on peut nommer le dépistage opportuniste.
L’argument est que, s’il existe une indication médicale pour recourir au DPI, pourquoi ne pas en profiter pour repérer les trisomies dans la foulée ? Sachant que 95% des trisomies 21 (« mongolisme ») détectées pendant la grossesse font l’objet d’un avortement, grâce au DPI indiqué par ailleurs pour une mutation génique on pourrait éviter un acte ultérieur d’avortement pour trisomie foetale. Cette logique amène le CCNE à innover en proposant le dépistage en dehors d’un facteur de risque identifié ! Pourquoi alors tout patient que la stérilité a conduit à la FIV ne revendiquerait-il pas le droit à ce même dépistage des trisomies pour ses embryons déjà disponibles ? Cet « avantage » étant acquis, pourquoi ne pas être complètement logique et efficace en élargissant le DPI opportuniste au delà des trisomies, jusqu’aux dizaines de mutations qu’on sait déjà dépister ?... En effet, cette même philosophie pragmatique qui entend profiter de l’existence d’embryons in vitro pour les trier ne devrait pas trouver d’arguments sérieux contre un DPI intégral, pourvu que les embryons se trouvent déjà en éprouvette ! D’autant que de nombreuses maladies génétiques ne sont pas héritées des parents mais, tout comme les trisomies, peuvent atteindre l’embryon de façon non prévisible.

  • Resterait alors le pas final, celui du DPI universel qui consisterait, pour les couples non stériles et sans facteur de risque particulier, à concevoir en éprouvette dans le seul but de bénéficier d’une garantie sur le « produit enfant ». Cela ne peut arriver massivement que si le service eugénique du DPI n’oblige pas au parcours du combattant (de la combattante) qu’impose encore la médicalisation de la FIV. Or, il devrait devenir possible de s’exonérer de ces servitudes (stimulations hormonales, prises de sang, échographies, ponctions folliculaires,…) dès qu’on saura produire massivement des ovules fécondables en laboratoire à partir d’une unique biopsie de la paroi ovarienne, riche de milliers d’ovocytes (les précurseurs des ovules). Cette technologie est en cours de mise au point dans les laboratoires vétérinaires. D’autres voies sont envisagées pour produire massivement des ovules, soit à partir de cellules souches, soit par culture in vivo d’ovocytes chez l’animal ou la femme (après les « porteuses », les « pondeuses »…) mais la culture in vitro d’ovocytes immatures semble la plus sérieuse.

Ce qui frappe dans les concessions progressives aux principes initialement défendus, c’est qu’elles ne sont pas vraiment motivées par « l’avancement des connaissances et des techniques » mais plutôt par l’accoutumance et le désir d’efficacité. Comment ne pas voir alors que le glissement progressif vers un eugénisme de masse, pour lequel le DPN n’est pas compétent (4), est bien inscrit dans la stratégie du DPI ? Toute extension du champ d’intervention du DPI peut être considérée comme une nouvelle dérive si elle ne s’accompagne pas d’une règle claire et définitive pour circonscrire ce champ (5). Puisque les dérives se succèdent en l’absence de progrès technique, tout devient possible quand surgissent de « nouvelles voies ». L’achèvement récent (1992) de la stratégie mise en œuvre par l’AMP (voir encadré 2) ne signifie pas que l’entreprise de fabrique de l’humain a atteint son terme . D’autres voies s’ouvrent pour l’appétit insatiable d’artifices que le monde biomédical partage avec ses « patients », toujours plus nombreux. Le contrôle de la « qualité humaine » semble bien être le nouvel enjeu. La seule inconnue alors est le moment où les éthiciens paresseux s’étonneront en constatant qu’encore une fois « la science est allée plus vite que l’éthique »…

Mes ouvrages sur le sujet : Le désir du gène ed. François Bourin, 1992 ; Flammarion coll. Champs, 1994 
La procréation médicalisée ed. Flammarion coll. Dominos, 1993 Des hommes probables ed. du Seuil, 1999

Voir aussi des articles sur ce site, dans la rubrique AMP : lien vers AMP



Références

(1) Le prix Nobel de médecine attribué à R. Edwards, biologiste ayant obtenu la naissance du premier bébé-éprouvette, montre que la société récompense l’innovation plus que la découverte.
(2) K. Takahashi et S. Yamanaka, « Induction of pluripotent stem cells from mouse embryonic and adult fibroblasts cultures by defined factors », Cell, 25 August 2006, vol. 126, n° 4, p. 663-676.
(3) H Jonas : Le principe responsabilité. Ed du Cerf
(4) le DPN, quand il conduit à l’IMG ( « interruption « médicale » de grossesse) est une épreuve lourde surtout pour la mère. De plus, cet acte entraîne le report d’une naissance et ne concerne qu’un seul conceptus à la fois. Au contraire, le DPI , indolore, ne peut qu’augmenter les chances de naissances (en éliminant des embryons non viables) et concerne simultanément de nombreux conceptus parmi lesquels on choisit « le meilleur »
(5) Quelle limite au DPI ? Les cahiers du CCNE, 62, janvier-mars 2010 en ligne ici.


Encadré 1 L’AMP copie la nature


Comme on peut voir ici l’AMP n’a rien inventé mais a seulement su adapter à notre espèce des pratiques existant chez les animaux. Il reste des perspectives… Pour compléments, voir : Toutes les procréations artificielles sont dans la nature, Medecine/Sciences 21, 2005 en ligne ici


Encadré 2 Stratégie de l’AMP : nombre et rapprochement des gamètes



Depuis 2 siècles (IA) l’AMP a développé une stratégie consistant à rapprocher les gamètes dans l’espace (a) et dans le temps (b) ainsi qu’à augmenter le nombre de gamètes féminins fécondables (c) tout en diminuant le nombre de spermatozoïdes nécessaires à la fécondation (d)... Cette stratégie s’est achevée avec l’invention de l’ICSI, toutes ces conditions ayant été maîtrisées de façon optimale.