La pente glissante de l’eugénisme
Libération, 10 décembre 2009
Version originale de l'article, le correcteur du quotidien ayant préféré écrire "maladies génétiques non héréditaires" là où j'évoquais des mutations de novo atteignant l'embryon sans être portées par les parents mais qui deviennent évidemment héritables...
La loi de bioéthique de 1994 avait autorisé le diagnostic préimplantatoire (DPI) dans des cas « strictement contrôlés » pour éviter des maladies « particulièrement graves » et incurables . Mais, depuis quelques années, les critères exigés pour recourir au DPI faiblissent partout en Europe. D’abord se sont imposés des handicaps relatifs (hémophilie, diabète,…) qui n’empêchent pas une vie « digne d’être vécue » moyennant une certaine médicalisation. Puis fut justifié le DPI d’utilité sociale , aussi bien avec le « bébé-médicament », qu’on choisit dans l’œuf pour que ses cellules permettent de soigner un frère malade, qu’avec la sélection du sexe du bébé dans certains pays. Ensuite le DPI s’est élargi au risque esthétique (le strabisme en Grande-Bretagne) avant de concerner le gros morceau que représentent les probabilités de pathologies : ici ce n’est plus le handicap inévitable qui est en jeu mais le risque plus ou moins probable que l’embryon devienne une personne malade, par exemple d’un cancer. C’est dire que chaque parent potentiel et chaque embryon sont alors considérés comme des « patients à risque », objets d’une traque infinie que je dénonçais il y a 10 ans (Des hommes probables, Ed du Seuil 1999) et que certains praticiens du DPI paraissent soudain découvrir (Le Monde, 25 novembre 2009). Très récemment, dans son Avis N°107 (novembre 2009), le comité national d’éthique (CCNE) a proposé un nouvel élargissement du DPI qu’on peut nommer le dépistage opportuniste. L’argument est que, s’il existe une indication médicale pour recourir au DPI, pourquoi ne pas en profiter pour repérer les trisomies dans la foulée ? Sachant que 95% des trisomies 21 (« mongolisme ») détectées pendant la grossesse font l’objet d’un avortement, grâce au DPI indiqué par ailleurs pour une mutation génique on pourrait éviter un acte ultérieur d’avortement pour trisomie foetale. Cette logique amène le CCNE à innover en proposant le dépistage en dehors d’un facteur de risque identifié ! Pourquoi alors tout patient que la stérilité a conduit à la FIV ne revendiquerait-il pas le droit à ce même dépistage des trisomies pour ses embryons déjà disponibles ? Cet « avantage » étant acquis, pourquoi ne pas être complètement logique et efficace en élargissant le DPI opportuniste au delà des trisomies, jusqu’aux dizaines de mutations qu’on sait déjà dépister ?... En effet, cette même philosophie pragmatique qui entend profiter de l’existence d’embryons in vitro pour les trier ne devrait pas trouver d’arguments sérieux contre un DPI intégral, pourvu que les embryons se trouvent déjà en éprouvette ! D’autant que de nombreuses maladies génétiques ne sont pas héritées des parents mais, tout comme les trisomies, peuvent atteindre l’embryon de façon non prévisible.
Resterait alors le pas final, celui du DPI universel qui consisterait, pour les couples non stériles et sans facteur de risque particulier, à concevoir en éprouvette dans le seul but de bénéficier d’une telle garantie sur le « produit enfant ». Cela ne peut arriver massivement que si le service eugénique du DPI n’oblige pas au parcours du combattant (de la combattante) qu’impose encore la médicalisation de la FIV. Or, il devrait devenir possible de s’exonérer de ces servitudes (stimulations hormonales, prises de sang, échographies, ponctions folliculaires,…) dès qu’on saura produire massivement des ovules fécondables en laboratoire à partir d’une unique biopsie de la paroi ovarienne, riche de milliers d’ovocytes (les précurseurs des ovules). Cette technologie est en cours de mise au point dans les laboratoires vétérinaires.
Au tout début du DPI, le CCNE avait désavoué cette technique parce qu’il y voyait poindre l’eugénisme. Ainsi dans son avis N° 19 du 18 juillet 1990 il écrivait que « le diagnostic génétique préimplantatoire conduirait à une dérive des indications de la procréation médicalement assistée(…) le Comité réaffirme les considérations éthiques de son précédent avis et recommande de ne pas entreprendre de diagnostics génétiques préimplantatoires. Le développement des connaissances, l'ouverture de nouvelles voies pourraient, pendant les prochaines années, modifier l'état actuel … » Or, c’est le même CCNE qui aujourd’hui propose d’abattre une limite prétendue importante, celle de la connaissance d’un risque particulier présenté par le couple puisque même l’âge maternel (principal facteur reconnu pour le risque de trisomies) semble ici négligé. Quelles sont donc ces « nouvelles connaissances » ou « nouvelles voies » qui justifieraient une telle évolution puisqu’on savait déjà détecter les trisomies dans l’embryon dés le début du DPI ?
Ce qui frappe dans ces concessions progressives aux principes initialement défendus, c’est qu’elles ne sont pas vraiment motivées par « l’avancement des connaissances et des techniques » mais plutôt par l’accoutumance et le désir d’efficacité. Comment ne pas voir alors que le glissement progressif vers un eugénisme de masse, pour lequel le DPN n’est pas compétent, est bien inscrit dans la stratégie du DPI ? Toute extension du champ d’intervention du DPI peut être considérée comme une nouvelle dérive si elle ne s’accompagne pas d’une règle claire et définitive pour circonscrire ce champ . Puisque les dérives se succèdent en l’absence de progrès technique, tout devient possible quand surgissent de « nouvelles voies ». La seule inconnue alors est le moment où les éthiciens paresseux s’étonneront en constatant encore une fois que « la science est allée plus vite que l’éthique… ».