La Décroissance, juillet-août 2009

« Les cerfs se préparent au combat pour la perpétuation de leurs gènes… ». Ce commentaire d’un documentaire animalier laisse croire que tout être vivant ne serait que ce qu’en disent ses gènes et qu’il se doit de lutter pour défendre des molécules inertes, mais auxquelles on attribue aussi un comportement (le « gène égoïste », la compétition des gènes …). On imagine la suite de l’(ob)scène : les deux cervidés se jettent l’un sur l’autre, pénis au vent, leurs ramures s’entremêlent méchamment tandis qu’ils ruminent (ces bêtes-là sont des ruminants) le message vital imposé par la science cervidale : « T’vas voir mes gènes à la sortie ! ». Avant les conquêtes de la génétique moléculaire, qui se fit grâce à l’argent soustrait à ce domaine fantasque qu’on appelait « biologie » ou encore « sciences naturelles » (et où on étudiait par exemple la physiologie et le comportement des cervidés…), on aurait dit que les cerfs se battent pour se taper la biche. Vulgarité et ignorance ! La Science moderne nous apprend que c’est en réalité « pour la perpétuation de leurs gènes » : plus propre et autrement mieux motivé ! Sans compter ce que cette exhibition violente exige de sacrifices désintéressés au seul profit d’une certaine conformation de l’ADN, sacrifices dont les combattants ne seront pas autrement récompensés! Il faudrait en conclure que les cerfs aussi connaissent et aiment la biologie moléculaire…et n’auraient de désirs que savants et tristes. Sentiment confirmé quand le commentateur explique à propos cette fois des suricates : « les femelles, comme dans toutes les espèces, recherchent le bon sperme et les bons gènes »…

Pour sa part, la radio annonce jour après jour que « Les marchés sont inquiets, il faut d’urgence les calmer ! ». Autre thème, autres bêtes en émoi…On aurait pu tout aussi bien dire « les marchés se préparent au combat pour la perpétuation de leurs gènes ! ». La personnification du marché, lequel n’est que convention pour pratiquer l’échange de marchandises et de valeurs virtuelles, réduit chaque humain au rôle de partenaire de la chose plutôt qu’auteur et maître du jeu, et l’accule bientôt au rôle de sujet tant le marché en devient puissant…même si sa main demeure invisible.

On vit une époque formidable où des mammifères en rut posent à la télé pour illustrer et conforter des fragments de la science des hommes, tandis que des constructions artificielles des mêmes hommes savent se montrer susceptibles ou inquiètes. En accordant des émotions au marché aussi bien qu’au gène, on retire au vivant ce qui le différencie de l’inanimé. Alors les vérités énoncées par les économistes comme par les biologistes moléculaires deviennent incontournables: elles peuvent se prétendre savantes même si c’est par omission,en éliminant ce qui fait la complexité de leur objet.

C’est ainsi que s’affirment deux impérialismes, en théorie comme en pratique : celui de la mystique génétique contre le vivant et celui du libéralisme économique contre le citoyen. Preuve que cette philosophie devient pensée unique: bien peu de généticiens ou d’économistes perçoivent le ridicule et les conséquences des expressions citées plus haut tandis que la plupart des consommateurs d’informations que nous sommes les acceptent sans esprit critique.