Les Annonces de la Seine (JO d’annonces légales), suppl N°14, mars 2009

Si les lois de bioéthique refusent certaines libertés à des individus alors même que leurs demandes ne semblent pas nuire à l’ordre public, c’est qu’il existe des valeurs collectives que ces libertés mettraient en péril. C’est pourquoi une « politique de civilisation », telle que proposée par l’actuel président français, ne peut pas s’arrêter aux droits de l’homme mais devrait aussi s’attacher à défendre des droits de l’humanité , c’est à dire la sauvegarde de valeurs communes à tous les humains, si tant est que ces valeurs existent. Prenons l’exemple du DPI : la sélection du « meilleur » enfant possible parmi de nombreux embryons conviendrait à presque tous les couples , pourvu que le coût et les épreuves en soient supportables. Mais l’avantage présumé pour chaque géniteur (avoir un enfant « garanti normal ») ne correspond pas automatiquement à un avantage pour la collectivité. Si, grâce au DPI, la santé publique peut bénéficier économiquement d’une diminution des handicaps, la poussée normalisatrice des enfants ne serait pas sans effet sur les communautés humaines, les rapports inter individuels, et même l’aptitude à résister à de nouvelles conditions d’environnement ou à de nouvelles maladies,…. Ainsi, pour le DPI, on peut évoquer des droits de l’homme et les droits de l’humanité qui leur seraient opposables: par exemple la sécurité génétique familiale (même illusoire) versus l’altérité; la normalité (souvent arbitraire) versus la diversité; la défense d’une lignée généalogique ( le « sang ») versus la démarche d’accueil (l’adoption ); la compétitivité (le libéralisme économique commence dans l’oeuf) versus la solidarité (altruisme, aide aux handicapés) ; ou encore l’idéologie scientiste versus l’effort humaniste … Pourrait-on reconnaître des droits de l’humanité partout où vit homo sapiens et donc assumer des valeurs communes et partagées au niveau européen, voire mondial ? « Si l’on admet , écrit Christian Byk, qu’un nouvel ordre international est nécessaire pour garantir un juste équilibre du monde, il faut alors admettre que le droit international des sciences de la vie, à l’instar du droit à l’action humanitaire et du droit international de l’environnement, contribue de façon tout aussi décisive que le droit du commerce international à en définir les contours ». De fait, de la Déclaration des droits de l’homme (1789) à la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) apparaît non seulement une tendance à l’universalisme mais aussi à la reconnaissance de l’autre, de sa dignité dans la différence.

Quelle pertinence peut-on accorder sérieusement aux régulations nationales d’éthique qui gèrent l’AMP différemment en France, en Italie, en Grande-Bretagne ou en Belgique, alors que se construisent des réglementations politiques et commerciales communes et que des citoyens pratiquent le tourisme procréatif pour échapper aux régulations nationales? C’est peut-être ce manque de pertinence qui explique les contradictions entre les résolutions et les pratiques, particulièrement dans un pays comme la France où la prétention à encadrer est forte. Ainsi, dans la bioéthique « à la française », on attribue à l’embryon une dignité (sans lui accorder le respect dû aux personnes) mais cette dignité est mise à mal puisqu’une recherche destructrice peut être légitime pourvu que l’embryon soit dit « surnuméraire » ou que ses cellules soient d’origine étrangère… Que dire aussi du principe de non discrimination entre les personnes qui autorise cependant à discriminer entre des « personnes potentielles » alors que les embryons élus par le DPI finiront bien par devenir des personnes réelles porteuses de caractères qu’on aura discriminés dans l’oeuf ?... Les larges disparités intra-européennes dans les règles de bioéthique sont souvent attribuées à des différences culturelles, essentiellement religieuses. L’explication est insuffisante pour justifier par exemple que l’Irlande catholique est, par ses réticences, plus proche de la Suisse que de l’Espagne… laquelle tend vers le laxisme britannique. Il semble plutôt que les choix des instances académiques et politiques dépendent largement d’élites minoritaires mais influentes (religieux ou libres penseurs, mais aussi personnalités médicales ou scientifiques, éditorialistes des médias,…) . Ces élites activistes sont capables d’orienter les réflexions, et finalement les décisions en chaque pays, sans que ces décisions représentent nécessairement la volonté populaire. C’est peut-être pourquoi les catholiques fréquentent les centres d’AMP tout autant que les autres citoyens malgré l’interdit du Vatican ou que les Français achètent des ovules ou louent des mères porteuses à l’étranger malgré nos lois de bioéthique…

Pourrait-on mettre en évidence des valeurs communes à l’humanité (au moins dans les pays respectant les droits de l’homme) ? Tendre vers une constitution bioéthique pour l’espèce humaine, ce serait défendre les intérêts de chaque personne sans nuire à ceux de l’ensemble des humains, et aussi respecter le monde vivant et la planète, tout cela au nom du bien commun de l’humanité. Même si une bioéthique universelle est illusoire, et peut-être non souhaitable compte tenu du risque d’ impérialisme éthique, on ne peut pas s’enfermer dans des régulations locales aisément débordées par des interprétations abusives et par des fugues hors frontières.

On constate que la rigueur éthique va croissant en allant de l’individuel au communautaire . Ainsi telle personne capable d’approuver une règle stricte, tant que cette règle ne la concerne pas spécialement, exigera d’y faire exception si son propre sort vient à en dépendre : j’ai vu des ayatollahs de l’éthique implorer soudain le bénéfice de techniques réprouvées par la morale commune et par leurs propres convictions… C’est pourquoi je pense que les patients sont, avec leurs praticiens, les plus mal placés pour contribuer à la définition des règles, même s’ils restent légitimes pour en proposer les modalités d’application. Malgré une propension croissante à l’exigence éthique quand on va du particulier au plus général, du patient concerné à l’administrateur ou de l‘individu à sa communauté, il n’est pas certain qu’une hypothétique bioéthique mondialisée serait encore plus sévère, par exemple en cumulant des interdits locaux. Tout peut dépendre de la méthode par laquelle les règles de bioéthique sont élaborées.

Une des fonctions essentielles de la bioéthique est de faire en sorte que les nouvelles technologies soient profitables à certains sans être douloureuses aux autres et à leurs descendants, un peu comme l’antalgique d’un « progrès » largement inévitable . D’où la nécessité du choix démocratique d’autant que la référence à des différences culturelles est ambiguë : par définition les controverses autour de l’innovation n’apparaissent que pour des propositions nouvelles , celles que la culture n’a pu encore éprouvées mais qu’elle pourrait éventuellement assimiler. Les résolutions bioéthiques posent alors des constructions neuves même si on peut les juger conformes ou contraires à l’idée qu’on se fait de chaque culture. A priori une « homogénéisation » des bioéthiques nationales contredirait des tendances actuellement recherchées comme la diversité des choix et la préservation des identités variées, malgré la mondialisation. Mais des interdits rigoureux et mondialement partagés sur certaines techniques , comme le DPI, protégeraient au contraire la biodiversité humaine en s’opposant à une normalisation/uniformisation arbitraire. Le philosophe des sciences Gilbert Hottois plaide que la technoscience favorise la diversité mieux que ne le peut la science, cette dernière étant à prétention universelle alors que des techniques variées sont proposées parmi lesquelles les citoyens pourraient choisir au nom d’une « mondialisation polytechnique »? Mais quel couple demanderait à la biomédecine de trier ses embryons afin de choisir celui qui porte une trisomie ou promet un cancer digestif ? Si on pose que le choix n’est pas à ce niveau mais entre procréation aléatoire et procréation médicalisée, comment nier la pression des injonctions normatives et compétitives pour que chaque couple s’efforce de procréer l’enfant « idéal »?

La bioéthique serait un chantier propice pour expérimenter de nouvelles formes de démocratie car la population est sensible à ces thématiques et susceptible d’en comprendre aisément les enjeux, beaucoup plus sûrement que pour des questions purement techniques. Or la bioéthique est singulièrement confisquée par les institutions et des pouvoirs occultes. Quand Nicolas Sarkozy promet des « Etats généraux de la bioéthique » au début de 2009, on peut craindre que ce soit encore un débat d’experts en public plutôt que l’occasion d’une véritable participation du public. Il ne suffit plus de concéder à la population un droit à l’information, en agissant comme si elle était incapable d’apporter aussi des propositions. Quand , démarche rare, la Commission canadienne d’éthique de la science et de la technologie organise en septembre 2008 une consultation publique sur les controverses actuelles en bioéthique, elle limite son public en recourrant au vote électronique, elle élude la pertinence des choix par la carence préalable des informations données et elle réduit l’impact de la procédure puisque celle-ci est encore consultative plutôt que participative.Puisque la loi est faite pour servir l’intérêt commun, et surtout puisque nul ne peut prétendre détenir la vérité sur ces questions, on doit respecter davantage ce que pensent les citoyens. Les expertises professionnelles par des praticiens biomédicaux mais aussi par des chercheurs en sciences humaines et sociales et par les comités d’éthique sont nécessaires mais non suffisantes pour éclairer les élus . Une grande influence sur ceux-ci est exercée par les praticiens de l’AMP et par les rares chercheurs qui leur sont liés, abusant souvent de la compétence technique ou scientifique qu’on leur accorde pour tenter d’imposer une législation qui leur convienne, en évitant tout interdit qui viendrait contrecarrer leurs activités. Ils privilégient souvent des régulations au cas par cas car c’est ainsi que le pouvoir de décision se trouve confié aux professionnels eux-mêmes. Ils font aussi miroiter des découvertes fabuleuses et des thérapeutiques révolutionnaires qui découleraient de leurs travaux pourvu que « l’obscurantisme » ne leur mette pas de bâton dans les roues. Or, lors des auditions qui précèdent les révisions des lois de bioéthique, les personnalités interrogées par les parlementaires sont majoritairement des praticiens , médecins, biologistes, généticiens. L’éthique n’est pas condamnée à courir derrière la science. Le plus souvent on peut prévoir les développements technologiques à court et même à moyen terme et le silence bioéthique en amont montre une volonté défaillante pour poser les garde-fous adaptés avant que la société ne se trouve placée au pied du mur. Cette irrésolution est d’autant plus grave que la panoplie des techniques ne peut aller qu’en s’accroissant tandis que les réticences éthiques vont toujours en diminuant , la rigueur éthique étant ainsi « soluble » dans le temps, l’espace, la casuistique… et le marché (1). A l’issue des travaux menés à l’Unesco par le CIB fut adoptée en 1997 la « Déclaration universelle sur le génome humain et les droits de l’homme », intitulé qui correspond bien à la volonté de décloisonner la bioéthique de ses frontières politiques. Pourtant l’adoption à l’unanimité de ce texte est conforme à ses imprécisions comme à sa fonction d’orientation non coercitive. On peut se demander si un sommet des « éthiciens » professionnels pourrait déboucher sur autre chose que des déclarations vagues et œcuméniques que chacun prétend conforme à la pensée de la population qu’il estime représenter…

Avant la décision politique il faut introduire le chaînon manquant qu’est le citoyen. Pourtant le choix populaire, comme celui de n’importe quel décideur, ne vaut que si, au delà de l’impressionnisme ou de la manipulation qui fabriquent l’opinion, il résulte d’une réflexion suffisante à partir d’un éclairage adéquat, ce qui implique de valoriser des procédures participatives qui ont déjà montré leur intérêt, comme les conférences de citoyens (2).

On pourrait mettre en place des conventions de citoyens dans plusieurs pays d’Europe (et ultérieurement dans plusieurs régions du monde) afin de recueillir les avis réfléchis de profanes tirés au sort et éclairés par des informations complètes et contradictoires. Quel qu’en soit le résultat, les populations se trouveraient enfin impliquées dans les choix philosophiques et moraux qui sont faits en leur nom. Pour ma part, je fais l’hypothèse que de telles procédures, organisées simultanément mais de façon autonome dans plusieurs pays , produiraient davantage de convergence que ce dont accouche le cadre actuel des régulations nationales. On serait alors en face d’une certaine « vérité éthique » qui permettrait de ne plus regarder la science courir plus vite que l’éthique, et qui pousserait vers des orientations communes plutôt que cultiver des particularismes. Qui a intérêt à éviter une telle expérience pourtant conforme à une véritable politique de civilisation ?


1. J Testart : Des hommes probables. De la procréation aléatoire à la reproduction normative, Ed. du Seuil, 1999.
2. Michel Callon et coll. : Les citoyens au pouvoir. Libération, 26 novembre 2007