La Décroissance, avril 2009

Il m’arrive parfois d’être interpellé pour avoir contribué au développement de l’AMP (Assistance Médicale à la Procréation). Il est exact que j’ai réalisé les premières fécondations in vitro (FIV) en France puis que je fus « pionnier » de la conservation des embryons par congélation comme de l’injection du spermatozoïde dans l’ovule (acronyme anglais : ICSI). Me revendiquant critique de science et combattant les dérives de la technoscience, devrais-je me « rétracter » pour ces actions passées comme l’exige, par exemple, un responsable de l’association « OGM danger »? Dans ses accusations, il est largement question de « modifications de l’humain » et mon procès est vite instruit en y mêlant le mythe absurde de l’ « l’homme transgénique » (voir mon article: modifier l’humanité sans modifier un seul homme, Le Sarkophage, avril 2009) avec la réalité socio-économique des mères porteuses et des brevets sur le vivant qu’il suffirait d’interdire. Ce qui frappe dans ce discours c’est la confusion entre des actes fondamentalement différents dont le seul lien est le caractère « artificiel », c’est à dire qu’ils ont instauré dans l’humain ce qui n’existe pas dans l’état naturel.

Rappelons que l’AMP n’a rien inventé mais n’a fait qu’importer dans notre espèce des moyens d’engendrer qu’on trouve chez les animaux (voir : Copier la nature, La Décroissance, mai 2008). Bien sûr, on ne va pas coller des ailes aux humains sous prétexte que les oiseaux en ont… mais si l’AMP récupére du « naturel » étranger à l’humanité , d’autres projets, par exemple la transgenèse humaine ou l’ immortalité seraient absolument inédits puisqu’on ne leur connaît aucun antécédent dans le monde vivant (c’est peut-être aussi pourquoi ce sont des mythes absurdes…). Fallait-il alors offrir à des humains d’accéder à cette FIV , largement partagée gratos et sans douleur ni tension éthique par les grenouilles, poissons et autres insectes, tout cela parce qu’il existe des couples qui veulent faire un enfant et n’y arrivent pas tout seuls ? On connaît la réponse des rigoristes: « qu’ils adoptent…ou pensent à des choses plus importantes ! » . Je ne crois pas que le choix d’avoir un enfant puisse être considéré comme un caprice. Ce choix est légitime malgré sa part obscure (se survivre dans la descendance, se normaliser par la famille,…) et si certains le dépassent heureusement par l’adoption ou l’infécondité choisie, nul n’est fondé à poser l’adoption ou la stérilité comme obligations.

Par ailleurs, la fivète (FIV et transfert d’embryon) s’est substituée à nombre d’opérations chirurgicales pénibles, de traitements hormonaux hasardeux, et aussi d’actes carrément vétérinaires tel le remplacement du partenaire masculin par un étalon de passage. Si cette insémination avec donneur de sperme (IAD) fut la première des techniques d’AMP (18° siècle) elle demeure des plus problématiques en faisant naître des enfants privés de leur origine paternelle . Ce qui montre que la gravité éthique d’un artifice n’est pas proportionnelle à sa complexité technique : rien de plus sommaire que d’injecter une solution de spermatozoïdes dans l’appareil génital féminin, stratagème utilisé depuis le 14° siècle pour augmenter la descendance des meilleurs chevaux arabes… Si le caractère « naturel » d’une action était nécessaire à sa légitimité il faudrait condamner aussi le traitement des caries dentaires ou l’ablation de l’appendice, sans compter le port des lunettes ou la médecine homéopathique. Chacun sait que le problème est dans la limite fixée à l’artifice. Le Vatican pose la limite la plus intransigeante en estimant intolérable l’évacuation du rapport sexuel au moment de concevoir un enfant. Si cette posture fait , curieusement, de l’Eglise catholique le meilleur avocat du coÏt, cela n’empêche pas les chrétiens de se presser tout autant que les impies dans les centres d’AMP…

Je ne prétends pas que l’invention de la fivète répondait à une commande des couples stériles puisque la forme précise qu’allait prendre la technique leur était bien sûr inconnue. Mais j’affirme que les savoirs théoriques et techniques nécessaires pour réussir cette technologie existaient depuis quelques dizaines d’années sans que nul chercheur ne les mobilise dans ce but. Ce qui laisse croire que le moment d’irruption de la fivète était dépendant d’une certaine attitude sociale, d’une sollicitation diffuse ou au moins d’une acceptation tacite, d’un « bon à trouver » reflétant une ouverture nouvelle à l’artifice procréatif. Dire « si je ne l’avais pas fait d’autres l’auraient fait » serait une façon indigne de se défausser, j’affirme plutôt que je n’ai aucun regret pour ma contribution à l’AMP . C’est pourquoi, dans un débat radiophonique où un éminent chercheur investi dans les plantes transgéniques m’avait reproché d’œuvrer dans l’AMP, j’avais pu lui répondre que nul n’a sollicité le privilège de manger du maïs transgénique alors que des centaines de milliers de couples demandent ce qu’ils estiment être le « bénéfice » de la fivète !

En réalité, il semblerait que ce ne soit pas l’invention de nouveaux artifices mais plutôt ce qu’ils considèrent comme « modification de l’humain » qui indigne certains. Sans nier l’impact psychologique et social de l’AMP, qui mérite bien sûr analyse critique, il ne faut pas confondre manipulation et modification : en plaçant l’AMP dans la case « modifications du vivant » on passe au dessus (ou à côté) des réalités. Les bébés de la fivète sont les mêmes que ceux que leurs parents auraient conçus dans leur lit si cela avait été possible. Car, il faut le rappeler, la fivète ne modifie en rien la progéniture, elle n’est qu’un artifice pour rendre possible la naissance d’un enfant du hasard, grâce à des manipulations pour autoriser la rencontre des gamètes (ovule et spermatozoïde) quand celle-ci est naturellement empêchée. Même avec l’ICSI, où le biologiste « choisit » le spermatozoïde qu’il injecte dans l’ovule, parmi les gamètes disponibles chez un homme infertile, il ne fait que saisir un spermatozoïde vivant dont il ignore l’identité génétique, un gamète parmi ceux possiblement « gagnants», et porteur des mêmes surprises que si la fécondation avait été naturelle. A tel point que certains médecins reprochent à la fivète de faire des enfants qui ressemblent à leurs parents, colportant ainsi certaines « tares », dont la stérilité, dans les générations à venir…C’est ici que je vois la limite de l’AMP : qu’elle ne vise plus à aider des couples stériles à faire des enfants avec le hasard mais propose à des personnes inquiètes de garantir la « normalité » de leur progéniture. Quand j’ai alerté contre cette dérive permise par le diagnostic génétique préimplantatoire (DPI) en 1986 , je n’ai pas été soutenu par mes collègues (ce qui peut s’expliquer) mais les moralisateurs inquiets de manipulations/modifications du vivant ne furent guère plus vigilants (et ne le sont toujours pas …). Pourtant, et de façon plutôt rare, un professionnel mettait en garde contre le tri des enfants plusieurs années avant que cela ne devienne possible (1990) et on aurait eu là l’occasion, exceptionnelle, d’empêcher « la science d’aller plus vite que l’éthique » selon l’expression bateau qui autorise toutes les lâchetés…Ce sont surtout des catholiques qui ont pris au sérieux mon alerte , mais c’était pour défendre la personne qu’ils voient déjà dans l’embryon, alors que je m’inquiétais d’une instrumentalisation de l’humanité par l’idéologie normative et le refus de l’altérité , un enjeu qui vaut bien notre combat contre les végétaux transgéniques…

Ce qui me semble important aujourd’hui, et dans ce journal, c’est d’évaluer ce que deviendrait l’AMP dans une société économe et solidaire. Dans la revue Entropia (N°3, Décroissance et technique, novembre 2007) j’avançais que « nul ne peut se faire juge des tourments intérieurs .S’il est légitime de fonder des règles (comme les lois de bioéthique) dans une société où des charognards veillent sur toutes les détresses exploitables, on peut espérer qu’une autre « bio politique » serait possible dans un monde apaisé ». Mon point de vue est qu’on doit viser à diminuer la médicalisation, à augmenter la participation des bénéficiaires et à favoriser des pratiques alternatives quand elles sont possibles. Mais, en ce domaine plus que dans n’importe quel autre, ce n’est pas aux professionnels, ni aux moralistes, ni aux seuls utilisateurs de décider. L’AMP serait un excellent sujet pour une conférence de citoyens .

J’espère un monde où l’AMP serait devenue un luxe inutile, où les héritiers des artifices procréatifs pourraient dire sans frustration : « On sait le faire mais on n’en a pas besoin ! ».



Références :
Le vivant manipulé, Ed Sand, 2003
L’œuf transparent, Ed Flammarion, 1986
Des hommes probables, Ed du Seuil, 1999
Le vélo, le mur et le citoyen, Ed Belin, 2007