La Décroissance, février 2008.

L’utopie peut se vivre de deux façons. La première consiste à croire possible ce qui, pour des raisons objectives extérieures à la volonté humaine, ne peut pourtant pas arriver. Par exemple que l’industrie nucléaire pourrait devenir inoffensive, que les OGM vont nourrir l’humanité, que le fichage des personnes apportera la sécurité, que le marché du carbone va purifier l’atmosphère, bref que plus de technologie nous affranchira des désastres où nous ont plongés les technosciences, comme le proclament Allègre, Attali, ou Sarkozy, car l’utopie scientiste transcende les choix politiques… La seconde façon de vivre avec l’utopie amène à croire qu’un autre monde est possible et à combattre les règles et comportements humains qui sont les seuls obstacles à sa construction. Ainsi du refus de la compétition entre les personnes et les peuples, du changement dans nos modes de vie pour préparer l’inéluctable fin de la croissance, de l’essor des libertés pour tous sur une planète commune…

Evidemment, ceux qui règnent sur les sociétés, les parvenus, boursicoteurs et éditorialistes à leurs bottes, s’acharnent à rendre obligatoires leurs utopies dévastatrices en même temps qu’ils moquent les utopies écolo-humanistes, forcément irréalistes. Aussi, les utopies imposées pour « la croissance » ou « la réforme » prospèrent au détriment des utopies choisies par les citoyens du monde, jusqu’à rendre évidentes les promesses du meilleur des mondes: développement sans frein des technologies, domination de la publicité pour une consommation-gavage, restriction des droits des esclaves qui font tourner la machine… Dans notre système, dit démocratique, le pouvoir d’expression des diverses utopies est très inégale, surtout quand sont prises les décisions qui engagent l’avenir par le vote des lois et que règne le copinage entre élus et lobbyistes au Palais-Bourbon. Inutile de préciser que les lobbies en question sont ceux qui défendent les utopies technologiques, car le mouvement associatif et citoyen n’a pas les moyens d’exercer de telles pressions.Pourtant, deux députés UMP viennent de proposer une pseudo transparence du lobbying… afin d’institutionnaliser ces pratiques qui seraient « source d’information » pour les parlementaires !

On peut souhaiter que décroissance rime avec « joie de vivre », c’est l’utopie défendue par ce journal. Mais il faut ouvrir les yeux : la pénurie d’énergie , avec ses conséquences sur tous les aspects du quotidien vécu, sera l’occasion d’aggraver dramatiquement les inégalités si nous ne prévoyons pas ces bouleversements aussi au plan de la démocratie. Or, s’il existe heureusement des lieux pour la réflexion et l ‘action de la société civile (associations, syndicats, …), ces nécessaires outils du long cours démocratique sont peu opératoires au moment des grands choix nationaux. D’où l’urgence pour expulser les lobbies des lieux de décision, et pour instituer des procédures afin que les choix conformes au bien public soient respectés, en particulier grâce aux conventions de citoyens évoquées dans ma précédente rubrique.