Le Monde Diplomatique Test ADN, du fichage au dépistage

A l’évidence, l’instauration de tests ADN pour le contrôle de l’immigration vise surtout à poursuivre l’œuvre de récupération des électeurs du Front National, tant cette stigmatisation des étrangers sera d’effet négligeable (quelques centaines ou milliers de cas) sur le phénomène qu’on prétend ainsi contrôler. Une hypothèse originale serait d’empêcher ainsi les mariages mixtes soit en poussant les beurs à partir fonder une famille dans leur pays d’origine soit en les confinant dans le célibat pour « qu’ils se reproduisent peu ». Mais, outre l’effet négligeable prévisible, on comprend mal sur quelles bases idéologiques cette stratégie s’appuierait, ce gouvernement étant plus ouvert à la mixité que tous ceux qui l’ont précédé.

Ne pourrait-on plutôt voir dans cette mesure un moyen redoutable d’accoutumance au fichage génétique généralisé , l’étranger étant seulement le maillon faible propice à l’initiation de cette pratique ? Nous sommes déjà identifiés par des moyens biométriques (taille, couleurs des yeux et des cheveux, empreintes digitales, iris, système veineux…), par l’enregistrement de notre image (télésurveillance et bientôt drones espions) mais aussi par notre comportement de consommateur (carte bleue, puces RFID, internet, GPS…), et même par notre gestuelle qui peut s’avérer équivoque pour des caméras dites « intelligentes », sans omettre les techniques réservées aux plus suspects (écoutes téléphoniques, bracelet électronique…). Toutes ces mesures inquiètent déjà le Comité national d’éthique . Pourtant Big Brother en demande davantage.

L’anthropologue Gérard Dubey remarque qu’en un siècle seulement après l’avènement de la biométrie les repères ont évolué depuis l’être identifié socialement jusqu’à l’être défini biométriquement. Combien de temps faudra-t-il, après l’avènement de la génétique moléculaire, pour définir les êtres génétiquement ? Et en quoi le critère génétique est-il différent des critères biométriques classiques ?

On sait que des jumeaux vrais, qui partagent le même ADN, montrent des empreintes digitales différentes, celles-ci résultant de combinaisons entre facteurs génétiques et facteurs environnementaux (dits « épigénétiques »). Il s’ensuit que la « reine des preuves » que constitue l’ADN pour la justice ne permettrait pas de discriminer des jumeaux aussi bien que le font les empreintes digitales ! Cette occurrence, plutôt rare, illustre un inconvénient négligeable au regard de l’opportunité exceptionnelle offerte par l’ADN pour identifier un individu, dès le stade embryonnaire, et selon des signes immuables, qui constitueront aussi des marqueurs de la filiation, ce que les identifiants biométriques classiques sont incapables de réaliser.

Mais l’ADN peut être lu de deux façons différentes selon la finalité du test. Le débat actuel est focalisé sur des séquences identifiantes (à usage principalement policier) et néglige les séquences informatives (à usage surtout médical). Ces dernières sont représentées par les gènes dont on caractérise des états « normaux » ou « pathologiques », mais aussi par d’autres plages de la molécule ADN dont les variants sont susceptibles d’interagir avec les gènes eux-mêmes. En fait, le fameux « décryptage » de l’ADN n’est encore qu’une lecture élémentaire car les relations entre la constitution génomique particulière à chacun et ses paramètres phénotypiques (risques de maladies, caractères physiologiques…) sont d’une telle complexité que cette connaissance risque de demeurer statistique : il va être surtout possible de mettre en regard les particularités infinies de l’ADN avec des constats épidémiologiques (sur le mode : la plupart de ceux qui montrent telle particularité de leur ADN sont aussi ceux qui sont affectés par tel handicap ou avantage) afin de poser des probabilités de réalisation en fonction de chaque génome et de son exposition à des environnements définis.

Une telle stratégie de dépistage peut d’ailleurs faire l’économie de la compréhension des mécanismes moléculaires qui vont de telle information portée par l’ADN jusqu’aux protéines impliquées dans telle fonction, tel caractère ou telle pathologie. Décidément, l’appel à la statistique, qui supportait déjà l’eugénisme de Francis Galton , demeure la caution scientifique de toute prétention à prédire le devenir d’un individu.

Conformément à cette tradition, et avec l’ambition d’ « optimiser » l’apport des personnes à une société qui ne se rêve que performante, on peut prévoir l’irruption d’analyses systématiques de l’ADN permettant aussi bien le fichage des personnes que la prédiction de leurs potentialités. Il s’agit aujourd’hui surtout d’évaluer des risques de maladies, mais certains généticiens s’efforcent de découvrir des marqueurs non pathologiques (humeur, sexualité, voire même QI…). Quand ces « facteurs de risques » sont repérés chez l’adulte, ils peuvent justifier la modulation des primes d’assurance et certaines pratiques de médecine préventive. Décelés chez l’enfant, ils peuvent en outre soutenir des politiques d’orientation scolaire puis professionnelle. Mais, décelés chez l’embryon (DPI = diagnostic génétique préimplantatoire), ils sanctionnent un droit à la vie d’autant plus fragile que beaucoup d’embryons sont disponibles. C’est le petit nombre relatif (environ 5) des embryons obtenus à l’issue de la fécondation in vitro qui empêche encore le DPI de répondre aux angoisses (ou aux désirs) des parents et aux « besoins » de la santé publique (on notera cependant que le tri des embryons pour risque de strabisme vient d’être autorisé en Grande-Bretagne…). Dès que la production d’ovules par dizaines sera maîtrisée , le DPI pourra répondre au vieux rêve eugénique des « bonnes naissances » tout en se conformant aux nouveaux standards de la bioéthique (consentement éclairé, promesse médicale de santé, absence de violence aux personnes…).

Un tel horoscope génomique, destiné à « mettre l’eugénisme au service du libéralisme », devrait s’avérer valide au niveau statistique (celui des populations, le seul qui importe au système économique ou sanitaire), même si les prédictions s’avèrent moins fiables, ou carrément erronées, pour une personne particulière. Voilà un programme conforme à la mystique génétique qui s’est emparée de nos vies avec l’importance démesurée donnée aux gènes (ils contrôleraient même l’homosexualité, selon notre président…), les priorités fléchées vers la « génétique moléculaire » pour les recherches en biologie, le succès soutenu des Téléthons malgré l’impuissance thérapeutique persistante, ou le choix inédit d’un généticien comme conseiller du Prince. En effet, plutôt que profiter d’un climatologue ou d’un énergéticien, Nicolas Sarkozy s’est assuré le conseil du Pr Arnold Munnich, lequel est aussi l’éminence grise des analyses moléculaires pour détecter des pathologies, en particulier à l’occasion du tri des embryons (DPI). Nous en sommes à l’identification des personnes par les tests ADN pour affiner le fichage biométrique à usage de police ou de justice. Rappelons que la biométrie a toujours fonctionné à la peur, peur de l’autre , et s’est généralisée sans opposition organisée, comme par effet de sidération laissant place à une véritable atonie sociale. Alors, de « détail » en détail se construit un monde qui pourra nous annoncer « Bienvenue à Gattaca ! » … Pourquoi pas le cumul des éléments identifiants et des éléments fonctionnels dans une même carte d’identité génétique affectée à chaque individu ? C’est le même filament d’ADN qui court du commissariat ou du tribunal, au cabinet médical (médecine prédictive-préventive) en passant par des utopies thérapeutiques (« gènes médicaments ») ou industrielles (plantes transgéniques), par les cabinets d’assurances (niveaux des risques), par des officines d’orientation scolaire et professionnelle, et finalement par la résurgence de mythes fabuleux (surhomme, clones, chimères…). Nombre d’opposants aux tests ADN, dont des praticiens ou adeptes du DPI qui est le moyen initial d’identifier pour sélectionner, ont évoqué « les heures les plus sombres de l’histoire » ou « la purification par la race », sans voir que les enjeux sont aujourd’hui bien différents, et tout aussi graves. Il ne s’agit plus de caractériser l’individu par sa « race », son aspect ou sa nationalité, d’autant que ces paramètres, souvent disponibles avec les identifiants classiques, ne sont pas révélés par l’ADN. Surtout, l’économie néolibérale n’a aucun besoin de stigmatisations raciales tant elle s’attache plutôt à découvrir les meilleurs éléments disponibles dans chaque communauté humaine, et à rejeter ceux qui lui semblent peu aptes à contribuer à la « croissance compétitive », quelle que soit la couleur de peau des uns et des autres.

C’est bien le sens de l’acceptation des étrangers selon le critère « compétences et talents » ou même de l’injonction à « travailler plus pour gagner plus ! », laquelle s’adresse à l’individu plus qu’à sa communauté, et correspond au rêve du dirigeant néolibéral de constituer une société d’individus sélectionnés pour leur compétitivité.