Libération, 31 Octobre 2006

La confrontation des présidentiables est l’occasion de faire surgir des propositions qui, sans être forcément nouvelles, acquièrent soudainement un statut quasi révolutionnaire. Ainsi en est-il avec les « jurys citoyens » proposés par Ségolène Royal pour évaluer l’activité des élus. Alors que des procédures participatives variées sont expérimentées dans de nombreux pays, y compris en France, le seul énoncé de l’expression jury citoyen a eu plusieurs effets.

D’abord il a révélé la quasi unanimité du monde politique pour se prétendre au dessus du vulgaire qui lui a délégué ses pouvoirs. Quand un député (Jacques Pelissard, UMP) s’indigne : « Nous ne sommes pas des délinquants potentiels… » (Libération,25 octobre 2006), il semble ignorer que les chercheurs scientifiques, pour la plupart non délinquants, sont jugés chaque année pendant toute leur carrière par des comités ad hoc, et que la plupart de ces chercheurs ne s’offusqueraient pas de la présence de représentants de la société civile dans ces comités. « Il faut préserver le rapport de confiance entre les citoyens et les élus. Et le jury citoyen polluerait ce rapport de confiance…» insiste l’élu, négligeant que cette confiance s’est bien évaporée dans la grave crise démocratique que nous connaissons, et que c’est aussi le refus général des élus, de droite comme de gauche, d’accepter toute remise en cause qui pollue la confiance… A ce titre, des évocations comme fachiste, pétainiste, ou comités de salut public en écho à jury citoyen sont aussi inexactes que disproportionnées !

Au delà du monde politique, la proposition de Ségolène Royal a permis de révéler la confusion largement partagée sur les procédures participatives : médias et citoyens distinguent mal celles qui relèvent de la consultation-concertation, et ne comportent aucune promesse de prise en compte de l’avis exprimé par les citoyens, et celles (dont la plus connue est le référendum) pouvant conduire à des décisions législatives. Quelques textes ont jalonné l’histoire récente de la vieille utopie de participation. Depuis la loi Bouchardeau (1983) sur la démocratisation des enquêtes publiques ou la Déclaration de Rio (1992) sur la participation des citoyens aux questions d’environnement, les circulaires Bianco (1992) et Billardon (1993) ont instauré la concertation en amont pour les grands projets d’infrastructure et la loi Barnier (1995) a créé la Commission nationale du débat public (CNDP) et promulgué le principe de participation du public pour la protection de l’environnement, principe renforcé par la loi sur la démocratie de proximité (2002). Mais que valent tous ces textes quand la réalité démontre que, bien souvent, le «débat public» est postérieur à la prise de décision, ou qu’il n’est tenu aucun compte de l’avis sollicité parmi les citoyens… Nous avons fourni plusieurs exemples de tels « leurres démocratiques » aussi bien dans le domaine des plantes génétiquement modifiées (PGM) , du nucléaire (nouvelles centrales ou déchets) ou des nanotechnologies, que dans celui des grands projets d’infrastructures *. Ces considérations amènent à formuler quelques exigences vis à vis des annonces de démocratie participative. D’abord, il importe de définir de quoi on parle, ce que recouvre exactement chaque procédure évoquée,depuis le débat consultatif jusqu’à la conférence de citoyens,en passant par l’atelier scénario ou le jury citoyen. Toutes ces expériences existent ici ou là mais sans correspondre encore à des modalités précises.

Il faudrait pourtant clarifier les règles du jeu afin que le citoyen sache de quel bois démocratique on prétend le réchauffer. Comme le remarque Yves Sintomer (Le Monde, 27 octobre 2006) les jurys citoyens tels que proposés par Ségolène Royal « ça n’existe pas. Elle a lancé un thème plus qu’une proposition élaborée ». Alors, élaborons ! Il est apparu , par exemple, que l’usure de l’enthousiasme , l’hégémonie de certains leaders, voire les compromissions , affectent vite ces structures, comme n’importe quelle formation humaine . Pour ne pas construire des officines de « citoyens notables » et ruiner ainsi l’essence même de la démarche démocratique, il suffit de décréter que les représentants des citoyens sont à « usage unique » , le groupe étant dissous dès que son avis a été formulé. Par ailleurs, le pouvoir ne peut pas espérer une contribution profonde et authentique des citoyens s’il leur retire l’ambition légitime d’influer sur les décisions : la démocratie participative ne peut se réduire à l’exutoire de la parlotte, sauf à confondre la concertation avec une consultation paternaliste. Enfin, et c’est le plus important, les membres d’une communauté humaine ne disposent pas naturellement des savoirs nécessaires à l’élaboration d’un avis éclairé sur une problématique complexe. Il a été récemment question de « populisme » à propos des jurys citoyens, mais on peut se demander si ce risque n’est pas plus important lors des sondages d’opinion, voire du référendum, surtout quand celui-ci n’est pas soutenu par une intense campagne d’informations non univoques. Si le but est seulement de connaître l’état de l’opinion, largement façonnée par les intérêts dominants, les sondages peuvent suffire à construire une façade de démocratie. Mais pour recueillir le plus objectivement possible l’avis d’une population complètement informée le protocole doit être infiniment plus exigeant : cet enjeu n’est réalisable en pratique qu’à partir d’un échantillon de citoyens (profanes et choisis au hasard), qui ont bénéficié d’abord d’une formation complète et contradictoire, et se déterminent hors de toute influence. A l’occasion de telles procédures, les conférences de citoyens, on combine une formation préalable (où les citoyens étudient) avec une intervention active (où les citoyens interrogent les experts qu’ils ont choisis) puis un positionnement collectif (où les citoyens avisent entre eux). Dans de nombreux pays, les témoins de telles experiences ont constaté qu’elles favorisent, chez la quinzaine de membres du panel, des qualités trop rarement observables en société telles que la compétence et l’intuition, l’intelligence constructive et l’altruisme, jusqu’à se montrer conformes à cette humanité utopique dont on rêve depuis toujours (voir Libération, 29 mars 2002 : citizen loft : l’humanité existe !). Pourtant, comme les autres procédures participatives, tel le jury citoyen avec lequel elle est souvent confondue, la conférence de citoyens ne dispose toujours pas d’une définition homologuée, garante de son objectivité et de son acuité pour élaborer. C’est pourquoi, avec le soutien de la région Ile de France, des compétences juridiques et sociologiques ont été réunies (voir PICRI sur le site www.sciencescitoyennes.org) ,pour poser les règles de bonne pratique de cette démarche hautement démocratique, condition nécessaire à son inscription dans la Constitution. Alors le Parlement serait l’organisateur naturel des conférences de citoyens mais il deviendrait aussi le discutant obligé des résolutions qui y sont émises, permettant ainsi à la population d’infléchir réellement les décisions politiques. Plutôt qu’utiliser des mots forts pour recouvrir des pratiques molles ou mal définies, les aspirants aux plus hautes fonctions devraient se prononcer clairement sur une telle proposition.

Jacques Testart est Directeur de recherches à l’Inserm et Président de la Fondation sciences citoyennes.

  • Dernier ouvrage paru : le vélo, le mur et le citoyen, ed.Belin, 2006.


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