Sciences et Avenir hors serie, 140, 57,oct -nov 2004

Au 14e siècle, les Arabes inventaient la première technique d’assistance à la procréation : l’insémination artificielle (IA) de la jument, innovation qui ne devait rien à de nouveaux savoirs sur la conception puisqu’on ignorait jusqu’à la présence de spermatozoïdes dans la semence inoculée. Quand la technique d’IA fut reprise à la fin du 18e siècle chez l’homme, Van Leeuwenkoek venait de décrire les animalcules spermatiques grâce à son invention du microscope. Pourtant, cette connaissance était sans influence sur le résultat de l’IA (on utilisait la semence entière), lequel devait être à peu près nul jusqu’à ce qu’on sache, grâce à Ogino (1931), que le moment favorable pour cet acte n’est pas la période des menstruations, comme on le croyait alors, mais celle de l’ovulation, soit le milieu du cycle menstruel. Finalement, c’est seulement récemment que l’IA humaine est devenue efficace, parce qu’elle est réalisée dans l’utérus plutôt que dans le vagin, ce qui exige l’isolement préalable des spermatozoïdes. C’est donc la survenue d’une technique plus sophistiquée, la fécondation in vitro (FIV), pour laquelle on a appris à extraire les gamètes de la semence, qui a valorisé la technique ancienne d’IA.


Dans toute l’histoire de l’Assistance Médicale à la Procréation (AMP), recherche finalisée par définition, on assiste surtout à un progrès autonome des techniques, en dehors de toute théorisation et rarement en conséquence d’acquis scientifiques.


Ainsi, les premières FIV ont été réalisées chez la lapine à la fin des années 50 et leur succès fut surtout consécutif à la découverte d’une maturation nécessaire du spermatozoïde (« capacitation ») pour qu’il devienne fécondant. Or, un tel mécanisme est très réduit dans les autres espèces animales, et semble inexistant chez l’homme… C’est dire que les pionniers de la FIV auraient réussi dès 1955 s’ils avaient disposé du modèle humain plutôt que du modèle lapin ! Que devait-on savoir pour se lancer dans l’aventure de la fivète (Fécondation In Vitro Et Transfert d’Embryons) ?


1- Concernant la fécondation elle-même, il fallait connaître le moment où les gamètes parviennent à maturité,et leurs exigences métaboliques pour créer les conditions adéquates in vitro jusqu’à la formation de l’embryon. Rien de plus simple que d’obtenir du sperme humain (le donneur assure cette production de façon autonome, contrairement à l’animal), et d’en extraire les spermatozoïdes fécondants (technique de centrifugation-migration et, plus récemment, centrifugation sur gradient de densité). Les choses sont un peu plus complexes du côté féminin puisqu’il importe de disposer des gamètes (par ponction des follicules ovariens, aujourd’hui sous contrôle échographique) au moment où ils sont mûrs (ovules) et avant leur éviction naturelle du follicule (ovulation). De plus, les chances de réussite de la FIV sont largement augmentées en cas de superovulation, ce qu’on savait faire chez la femme, dès les années 60, pour traiter les désordres ovariens. C’est donc essentiellement en déterminant le moment optimum du recueil d’ovules (variable selon les espèces) que la FIV humaine a pu réussir... Et c’est seulement en tentant la fécondation humaine in vitro que Robert Edwards pu établir (1965) la chronologie de la maturation de l’ovocyte, connaissance prérequise pour concevoir le premier « bébé-éprouvette » 13 années plus tard (Louise Brown, 1978). Des recherches scientifiques pour établir le déterminisme et les bases moléculaires de la maturation ovocytaire se poursuivent actuellement, mais ces connaissances n’étaient pas nécessaires pour la réalisation de la fivète.

2- Concernant la phase ultérieure de transfert de l’embryon ainsi obtenu, les conditions étaient réunies depuis 1890 grâce à Walter Heape qui avait transféré des embryons d’une lapine à une autre lapine (notons que, dans le cas de la fivète humaine, la question sensible de la préparation physiologique de la receveuse ne se pose pas puisque celle-ci est confondue avec la donneuse d’ovules). Les techniques d’AMP se sont donc créées, et ont progressé, grâce à l’expérimentation (animale et humaine) c’est-à-dire à l’occasion d’une « cuisine » permanente. Ainsi c’est en variant les paramètres de refroidissement des embryons, depuis 1983, qu’on a sélectionné les conditions les plus favorables pour conserver par le froid les embryons humains conçus in vitro; c’est en observant et décrivant la morphologie des embryons à transférer qu’on a appris à corréler leur aspect avec leurs chances ultérieures d’implantation ; c’est en analysant les paramètres spermatiques de l’homme et les données gynécologiques de la femme qu’on a évalué la probabilité de succès de l’AMP pour chaque couple; c’est en comparant la fusion gamétique et le début du développement in vitro dans différents milieux de culture qu’on a identifié les paramètres physico-chimiques les plus favorables et choisir parmi ces milieux… Dans presque tous les aspects de la fivète, les apports scientifiques (souvent seulement statistiques) sont arrivés par l’analyse des tentatives techniques. C’est-à-dire qu’en privilégiant le faire on a pu acquérir des connaissances expérimentales, d’où a résulté le savoir-faire. Ceci reste vrai pour l’incidence d’éventuels risques à l’issue de l’AMP : les praticiens consignent un maximum d’informations dont l’étude rétrospective sera précieuse. Ainsi, pour l’ « injection intra-cytoplasmique du spermatozoïde » (ICSI, 1992), technique puissamment intrusive (le gamète mâle est injecté dans le gamète femelle), on ne disposait même d’aucune référence chez l’animal puisque l’ICSI fut la seule technique d’AMP expérimentée directement dans l’espèce humaine. Pourtant, la puissance de l’artifice par l’ICSI est telle (peu d’hommes demeurent alors stériles) qu’on peut craindre la transmission à l’enfant de handicaps génétiques liés à la stérilité paternelle. Sauf dans des cas particuliers on ignore tout de tels risques … et on ne les connaîtra qu’à l’issue de la pratique de l’ICSI.


Non seulement la demande sociale d’AMP court-circuite certaines connaissances mais il arrive même que le savoir-faire déjà acquis serve à justifier l’inutilité du savoir… Ainsi, la performance de l’ICSI a réduit l’intérêt des recherches cognitives sur la fécondation, au point où il n’existe plus aujourd’hui un seul laboratoire de l’INSERM cherchant à comprendre comment chacun de nous fut conçu…


Bibliographie : Jacques Testart
L’œuf transparent (Flammarion, 1986) Le vivant manipulé (Sand, 2003)